Bruno Dayez se confie:”Je rêverais d’être l’avocat qui permet de libérer Marc Dutroux”
L'avocat Bruno Dayez se confie auprès de nos confrères de La Libre Belgique sur sa relation avec Marc Dutroux, qu'il défend depuis 2017. "Je lui fournis le seul aliment qui le maintient en vie."
Marie RigotPublié le 28-01-2023 à 11h56
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”Quand je dors mal, c’est ce dossier qui me hante. Mais il me fascine aussi. Il m’a d’ailleurs reboosté dans mes convictions”, reconnaît Bruno Dayez, de sa voix grave. C’est en tant qu’avocat humaniste, comme il se qualifie, qu’il a accepté de devenir le conseil de Marc Dutroux en 2017. Il se livre aujourd’hui sur ses relations avec son client, sur ses motivations à défendre l’homme le plus détesté de Belgique, et décrit les conditions de vie de Marc Dutroux. Interview.
Commençons par le début : comment êtes-vous devenu l’avocat de Marc Dutroux en 2017 ?
Je suis devenu son avocat à la demande de l’aumônier de la prison de Nivelles, qui est décédé depuis. Dutroux était à la recherche d’un avocat qui acceptait de reprendre le dossier dans la perspective d’une demande de libération conditionnelle. J’ai mordu à l’hameçon parce que, 25 ans plus tôt, j’avais déjà failli être son conseil. Je m’étais heurté, à ce moment-là, à une levée de boucliers au sein de mon entourage. Mes enfants étaient en bas âge et le climat était en ébullition. J’avais dû décliner.
Pourquoi avoir accepté cette fois-ci ?
L’occasion était propice. Ça m’a toujours semblé être un défi important à relever. Les avocats ont le devoir de défendre ceux qui le demandent sans aucune exclusive. On doit défendre n’importe qui, mais pas n’importe comment.
Comment votre entourage a-t-il réagi en 2017 ?
Mes enfants sont tous adultes à présent. Ils ont suivi des études de sciences humaines, donc ils sont intéressés par les sujets sensibles, par les laissés-pour-compte de la société. J’étais en terrain familier et capable d’expliquer l’essence de ma démarche.
Pourquoi est-ce vers vous que l’aumônier s’est tourné pour défendre Marc Dutroux ?
Mon nom lui avait été suggéré par plusieurs personnes de son entourage. Je suis essentiellement connu auprès d’un public qui a coutume de me lire et qui est au fait de mes positions sur l’inhumanité du système carcéral et sur l’absurdité de la condition pénitentiaire. Mon étiquette humaniste a donc certainement pesé dans la balance. Mais, de toute façon, les candidats ne se bousculaient pas au portillon. Si, maintenant, je devais me trouver un successeur pour relever ce challenge, j’aurais sans doute beaucoup de difficultés…

Comment vous sentiez-vous avant votre première rencontre avec ce client si particulier ?
J’étais surtout animé par la curiosité. C’était quelque chose qui était assez fantasmant, même s’il ne faut pas que le terme soit mal compris. Cette rencontre seul à seul avec quelqu’un que tout le monde décrit comme le coupable absolu ou comme un monstre – pour reprendre les termes du langage courant – était très importante à mes yeux. C’était un point d’orgue dans ma pratique. Quelques mois sont tout de même passés avant que je n’accepte d’assurer sa défense. On a eu plusieurs entretiens au cours desquels je ne saisissais pas forcément ce qu’il voulait. Je ne vends pas de vent. Il attendait de moi plus que ce que je ne pouvais apporter. J’ai donc rabattu ses ambitions et on a fait correspondre nos attentes respectives.
Vous avez expliqué “faire parfois des prestations qui vont au-delà du droit de la défense”. Qu’entendez-vous par là ?
Je ne qualifierais pas Marc Dutroux de “client”. Je trouve cette appellation péjorative. J’interviens pour l’amour de l’art. La question de l’argent est secondaire. Ce n’est pas non plus mon assisté. Quelque part, c’est quelqu’un pour lequel je me sens assez solidaire, pour lequel j’interviens dans un esprit de charité chrétienne et de miséricorde, même si ce sont des concepts qui sont un peu passés de mode. Pour toute une série de prestations qui ne relèvent pas exactement de mon office, je vais mouiller mon maillot. Je vais par exemple trouver quelqu’un qui va le coiffer, je vais jouer l’intermédiaire avec la direction de la prison pour qu’un organisme tiers puisse lui apporter une nouvelle chaise de bureau… Ce sont des choses communes mais qui sont très importantes pour quelqu’un qui est confiné dans un espace millimétrique et qui est seul face à lui-même.
Le voyez-vous souvent ?
Je le vois en moyenne une fois par mois, mais on discute par téléphone plusieurs fois par semaine. Il peut m’appeler quand il veut, à toute heure. Je suis corvéable.
Comment se déroulent vos rencontres ?
Nos entretiens se tiennent dans un parloir d’avocats. Je suis enfermé avec lui. Les mesures de sécurité sont telles que je l’attends parfois une demi-heure alors qu’il ne doit parcourir qu’une vingtaine de mètres. Tous les autres détenus doivent rentrer en cellule, de peur que Marc Dutroux ne se trouve nez à nez avec un tiers. On est dans une forme de surenchère sécuritaire. Soit il est considéré comme une bête féroce, soit on considère que tout le monde veut l’occire. Tous ses mouvements sont conditionnés au fait qu’il ne puisse rencontrer âme qui vive. Quand il va au préau, il y va seul. Généralement, cela se déroule assez tôt, avant que le soleil ne se lève pour éviter de croiser qui que ce soit.
Comment qualifieriez-vous vos relations ?
Nos rencontres se déroulent sous le sceau de la confidence et de la confiance. Cela a été difficile de s’apprivoiser mutuellement, ça a pris du temps. Aujourd’hui, après quasiment sept ans, nous sommes un peu devenus des intimes par la force des choses. On a un lien privilégié, on peut évoquer toutes sortes de sujets sans tabou. On n’est plus dans une relation comme un chien et un chat. On a une certaine liberté de ton qui permet de s’apostropher mutuellement : lui critiquer mon travail, et moi critiquer ses prises de position. On se respecte en tant que personnes.
Quand il vous téléphone, sur quoi vos discussions portent-elles ?
Marc Dutroux est quelqu’un qui subit les conséquences de son enfermement. Quand vous passez un quart de siècle sans avoir de relations interpersonnelles dignes de ce nom, vous finissez soit par devenir fou, soit par vous suicider, soit par vous construire une réalité dans laquelle vous vous donnez quasiment le beau rôle. Marc Dutroux se dit qu’il est la victime d’un système qui le traite de façon absurde. On le lui reproche suffisamment, en lui disant qu’il n’est pas mûr pour l’amendement. C’est assez grotesque. À partir du moment où jamais rien n’a été entrepris pour qu’il ait la capacité de s’amender, c’est difficile de lui en faire grief. Il est par contre rivé sur quelques obsessions, ce qui ne l’empêche pas de tenir un discours très élaboré, construit et cohérent. Il est attaché à démontrer son innocence pour quelques-unes des charges pour lesquelles il a été déclaré coupable.
Quels sont les points sur lesquels il s’estime innocent ?
Il dit qu’il n’est pas à l’initiative de l’enlèvement de Julie et Mélissa et qu’elles sont arrivées chez lui un mois plus tard. Cela démontre selon lui qu’il y a un réseau. Pour l’instant, je passe un temps précieux à écouter ce qu’il a à me dire et à rabibocher les fils de son histoire pour voir si je peux vraiment en tirer quelque chose. Cela ne change rien à sa situation pénitentiaire, parce que sa libération est beaucoup plus dépendante d’une logique sécuritaire que d’une logique punitive. Il est dans les temps pour bénéficier d’une libération et on peut considérer qu’il a été suffisamment sanctionné. Le motif de son maintien en détention est déduit du fait qu’il serait dangereux et qu’il risquerait de récidiver. Cela relève à mon avis essentiellement de la fiction.
Mais les psychologues et les psychiatres ont tout de même livré un rapport sans équivoque, indiquant qu’il avait toujours un profil “psychopathe et sadique”…
J’ai eu l’occasion de dire aux psychiatres ce que j’en pensais, mais ils ont balayé mes arguments d’un revers de main assez dédaigneux. Je suis en désaccord total avec ce rapport qui souffre de plusieurs biais. On a voulu faire plaisir en allant dans le sens de ce que l’opinion attendait. De la même façon, on a créé, à la faveur de son affaire, un tribunal d’exception composé de cinq juges qui statue à l’unanimité et sans appel. C’est pire que dans les républiques bananières. Tout est fait pour empêcher la libération de Dutroux, mais aussi de tous les criminels condamnés à des peines de très longue durée.
Marc Dutroux vous fait-il part de regrets par rapport à ses actes ?
Oui. Le fait qu’il soit dans la contestation pour certaines charges n’empêche pas qu’il exprime des regrets. Il est vrai qu’il donne l’impression de toujours vouloir se dédouaner des reproches en se cherchant des excuses. On l’a remarqué dans la lettre qu’il a écrite à Jean-Denis Lejeune. Quelque chose aurait dû être mis en œuvre par d’autres que moi bien avant mon arrivée. Mais ça n’a jamais été fait. À partir du moment où il n’y a pas d’enceinte où travailler cette question du repentir et de la relation avec les victimes, forcément tout le monde en pâtit. Dutroux est emmuré dans sa propre souffrance qui est bien réelle. Personne ne voudrait vivre ce qu’on lui fait vivre. Les parents des victimes n’ayant jamais eu de réponses à leurs questions et d’interaction restent aussi emmurés dans leur propre souffrance, qui est évidemment 100 fois légitime.
Pensez-vous que des gens impliqués dans cette affaire n’ont pas été poursuivis, comme l’affirme Marc Dutroux ?
Ce qui est assez clair, c’est que Marc Dutroux est un maillon dans une chaîne. Il estime être la petite main de Michel Nihoul. Mais il est impliqué aux premières loges dans un mécanisme qui consiste à enlever des jeunes filles. Il a une responsabilité écrasante, en tous les cas dans l’enlèvement de quatre des six victimes et dans le fait qu’elles sont décédées dans des circonstances abominables. Marc Dutroux évoque quelques pistes quant aux personnes qui se trouvaient au-dessus de Michel Nihoul, que j’essaie de sonder. Mais je n’ai pas de scoop à livrer à ce stade. J’attends d’avoir des preuves formelles. Je peux prêter une oreille attentive à Marc Dutroux parce que, pour lui, c’est très important. Mais ça ne change rien fondamentalement quant à mes vrais engagements envers lui, c’est-à-dire améliorer ses conditions de détention et in fine, avant qu’il ne trépasse, obtenir une libération anticipée.
Pensez-vous un jour parvenir à recueillir les preuves nécessaires pour pouvoir épingler, s’ils existent vraiment, ces mystérieux commanditaires ?
C’est un travail de longue haleine et qui, en principe, n’est pas de mon fait. Mais depuis le moment où l’on a renoncé à notre demande de libération, j’ai dédié le principal de mon énergie à tenter de reconstituer les pièces du puzzle. Comme je suis à peu près la seule personne avec laquelle il peut nouer un dialogue, forcément, on avance. Ce faisant, je lui apporte un soutien psychologique qui est assez vital à ce stade-ci.
Vous tentez donc de l’aider à réunir des preuves ?
Oui, j’ai une copie de son dossier en format électronique. On a confisqué à Marc Dutroux son ordinateur et l’accès direct au dossier. Je suis donc censé lui donner les pièces utiles pour lui permettre d’avancer dans son travail. C’est l’aliment qui le maintient en survie, aussi artificielle soit-elle.
Dans ses écrits, auxquels vous avez accès, avez-vous découvert des choses qui vous ont surpris ?
Surpris, non. Il a une mémoire éléphantesque, il fait des listes avec des ramifications, il écrit dans un style extrêmement lisible et très charpenté donc je n’ai pas de mal à le suivre. Là où on bute, c’est qu’il a une série d’allégations qu’il n’est jamais en mesure de démontrer. Refaire le procès est un travail titanesque et qui, d’un point de vue tout à fait rationnel, est assez stérile puisque la révision de son procès n’est pas à l’ordre du jour. De toute façon, la Terre entière le considère comme le prédateur isolé.

À quoi ressemblent ses journées en prison ?
Il est isolé dans sa cellule 23 heures sur 24, voire toute la journée lorsqu’il y a un problème d’intendance. Il lui arrive de passer une semaine sans préau, où il doit toujours être seul. Il a théoriquement accès aussi une heure par semaine à la salle de gym. Il doit manger dans sa cellule, dans laquelle se trouvent un évier, un lit, un bureau, une armoire, un bec de gaz, un vélo d’exercice et tout son fatras de papiers qu’il accumule depuis des années. Il doit donc slalomer dans cet espace de neuf mètres carrés. Il est encagé.
A-t-il des contacts avec d’autres personnes que les gardiens ?
Il voit une psychologue. Il reçoit aussi la visite d’une psychiatre, qui doit rendre un avis sur la praticabilité de son régime de détention et qui fait du copier-coller depuis des années. La directrice de la prison est censée venir constater si ce régime – censé durer deux mois – est supportable. Un assistant social le voit aussi, de loin en loin, pour des questions de cantine et autres. Et, depuis tout récemment, il a une visiteuse de prison. C’est très chiche en guise de contacts sociaux…
Comment avez-vous réagi en découvrant la vidéo TikTok montrant Marc Dutroux dans la cour de la prison être insulté par d’autres détenus ?
Les images TikTok ont fait le tour du Monde et ont provoqué un torrent de réactions comme si Dutroux était un phénomène de cirque. On ne va pas voir la femme à barbe, le nain ou l’homme-éléphant, mais quelqu’un qui conserve l’aura d’une espèce de monstre. Or, le crime le plus abominable ne dépouille pas son auteur de son humanité. Quand je vois Dutroux, je rencontre un semblable, quoi qu’il ait fait.
Avez-vous été choqué par la haine qui a suivi la publication de ces vidéos ?
C’est le propre des réseaux sociaux : ils contribuent à la crétinisation de la planète. C’est un défouloir des sentiments les plus vulgaires. Ce sont des réactions instinctives de la part de personnes totalement imperméables à toute rationalité, à tout discours un tant soit peu humaniste. On souffre d’un manque total d’éducation à la justice et d’une mauvaise médiatisation de la justice.
Votre client est à l’isolement depuis plus de 25 ans. Vous militez pour qu’il puisse se mêler aux autres prisonniers. Ne redoutez-vous pas les représailles, passages à tabac… ?
L’excuse officielle pour son isolement consiste à dire qu’il faut assurer la sécurité de la prison de Nivelles et la sécurité du condamné. Pour l’établissement, c’est un aveu d’impuissance. Cela signifie que le SPF Justice n’a pas d’autre solution, pour assurer la sécurité de l’établissement, que de l’enfermer dans une cellule de neuf mètres carrés. C’est choquant. Ensuite, pour la sécurité de Marc Dutroux, absolument rien n’a été entrepris pour essayer de le faire réintégrer la société des vivants. Comme il est emmuré vif, il s’est habitué à vivre dans cette solitude drastique. Il ne peut pas prendre ses repas en commun avec d’autres, sous la vigilance des gardiens. Il ne peut pas être coiffé par un autre détenu par crainte qu’on lui coupe la gorge. C’est une sorte de Robinson Crusoé sans Vendredi. Il en a d’ailleurs l’aspect hirsute. On aurait pu tenter de le resocialiser par paliers, en mettant des balises, et tout le monde se serait accoutumé à la chose. Tout, dans cette affaire, est extrêmement choquant. Et ses conditions de détention confinent à la torture. Je constate qu’il est toujours debout parce qu’il a encore une motivation. Mais un homme normal aurait certainement essayé maintes fois d’attenter à ses jours.
Pensez-vous qu’un jour il sera libéré ?
Sans doute quand il sera un authentique vieillard. Je le compare à un lion édenté, comme dans les vieux zoos. Il faut le mettre à l’abri. Quand je demande sa libération, ce n’est pas pour le relâcher dans la nature, mais pour qu’il puisse simplement jouir d’une espèce d’ersatz de liberté, c’est-à-dire qu’il puisse ouvrir une porte seul et qu’il reste dans une enceinte, comme un monastère, une abbaye, où on ne puisse pas attenter à ses jours. L’enjeu est très symbolique car j’estime que la Belgique devrait abolir la perpétuité. En outre, la libération conditionnelle doit être accordée automatiquement après une certaine fraction de la peine car cela oblige l’État à faire de la détention un temps utile. Les détenus doivent être resocialisés, ça doit être un but.
Avez-vous déjà pensé abandonner ce dossier ?
Ce dossier est pesant. Je vis avec lui, il a changé mon quotidien. Quand je dors mal, c’est ce dossier qui me hante. À la moindre sortie médiatique, je recueille à nouveau un lot de réactions de toute nature : des encouragements, mais aussi des menaces anonymes qui ne sont pas plaisantes. Lorsqu’un énergumène a brûlé un de mes livres et a partagé la vidéo sur les réseaux sociaux, entraînant plusieurs centaines de milliers de vues en quelques jours, j’ai été placé sous protection policière. Finalement, personne n’a jamais attenté à mon intégrité. Je prends un peu de la haine que supporte mon client. Mais je ne suis pas préposé à être haï, je n’ai pas vocation à embrasser le sort de Marc Dutroux.
Assumeriez-vous d’être celui qui a permis de libérer la personne la plus détestée de Belgique ?
J’ai 63 ans, je ne compte pas mourir à la barre. D’ici quatre ou cinq ans, je remettrai ma robe au clou. D’ici là, je compte réintroduire une demande de libération conditionnelle de Marc Dutroux car c’est ma fonction. Je rêverais d’être l’avocat qui a permis de libérer Marc Dutroux ou être le Badinter du pauvre en permettant de faire supprimer la perpétuité, mais il ne faut pas rêver, ce sont de trop grandes ambitions. Dans ce dossier, on est toujours dans le passionnel, l’émotif. Il est dès lors compliqué de tenir un discours progressiste sur les enjeux du devoir de défense à travers le cas Dutroux. De façon plus humble et plus prosaïque, je vais simplement continuer de supporter cette charge. D’ici quelques décennies, on jugera notre système comme ayant été moyenâgeux. À un moment, va se produire un déclic, on va se rendre compte que nos prisons sont des lieux délétères et toxiques. Toute sanction doit être utile et doit être prise aussi dans l’intérêt du condamné.