Olivier Deleuze, l’homme à la source de la loi de sortie du nucléaire : “Prolonger deux centrales, c’est très bien !”
Pour ce Grand entretien, nous sommes allés à la rencontre de celui qui a initié le mouvement menant à l’arrêt de Tihange 2 et de Doel 3. Un homme dont toute l’existence a été empreinte d’un combat environnementaliste.
Publié le 11-02-2023 à 13h16
Il y a 20 ans, la Belgique signait une loi de sortie progressive du nucléaire dont les premiers effets se sont fait ressentir avec l’arrêt de Doel 3 en septembre et l’arrêt de Tihange 2 ce 31 janvier. Retour sur cette séquence historique avec celui qui introduit cette loi alors qu’il était secrétaire d’État à l’Énergie, Olivier Deleuze (Ecolo), actuellement bourgmestre de Watermael-Boitsfort.
La fermeture de Tihange 2 et Doel 3, est-ce une victoire pour vous ?
”C’est la deuxième qui ferme après toutes ces années. Je comprends que les priorités ont changé. Je suis tout à fait d’accord. Avec la guerre en Ukraine, il faut être indépendant sur le plan énergétique et faire attention à l’envolée des prix du gaz. Dans des sociétés démocratiques, les priorités changent. Je n’ai donc aucun problème, que du contraire, que l’on ait décidé de rallonger deux centrales pour traverser l’hiver 2026-27.”
Ce trou de production pointé pour l’hiver 25-26, le trouvez-vous inquiétant ?
”Je ne connais pas le dossier par cœur. Je ne vais pas faire semblant.”
Au-delà de 2026, estimez-vous qu’il faudra garder davantage de réacteurs nucléaires en activité ? La question se pose au sein du gouvernement fédéral.
”La Belgique a 7 centrales nucléaires sur un total de 450 centrales nucléaires d’un point de vue international. Donc, le nucléaire est en diminution d’un point de vue international. Il y a 20 ans, il représentait 17 % de l’électricité mondiale. Aujourd’hui, il ne représente plus que 10 %. Sur ces plus de 400 centrales, une centaine est âgée de plus de 40 ans. C’est une énergie sur le déclin d’un point de vue international. Ce qui est normal car les accidents… certaines centrales sont situées dans des zones de guerre, comme en Ukraine. Ce n’est pas l’avenir pour l’humanité. C’est plus un problème qu’une solution. Mais bien entendu que de manière limitée, rallonger deux centrales parce que c’est la guerre, c’est très bien. C’est comme ça qu’il faut faire.”
Vous considérez donc toujours que le nucléaire est une énergie dangereuse ?
”Oui. Il ne faudrait pas que ces matières fissiles tombent dans les mains de gens qui les emploient mal. On a vu lors des tensions avec la centrale de Zaporijia que certaines puissances malfaisantes pourraient les utiliser comme un moyen de chantage. Étant donné la quantité d’énergie globale que le soleil nous envoie et la consommation globale d’électricité dans le monde, si nous captons un cinq millième de ce que le soleil nous envoie, ça suffit. Mais ce n’est pas aussi simple que ça car il y a plus de soleil en Afrique du Nord qu’en Belgique. Il va falloir organiser ça sérieusement. Pour l’humanité, la solution est là.”
Dans le renouvelable ?
”Pour la première fois, au niveau international, il y a eu en 2022 autant d’électricité produite avec du renouvelable qu’avec du nucléaire. Là est l’enjeu. Et pas de savoir s’il faut garder Doel 4 et Tihange 3… ça, c’est le symbole de la politique en Belgique.”

En 2003, vous avez introduit la loi de sortie du nucléaire qui porte votre nom. Il a fallu 20 ans pour qu’on en voit les effets. Certains parlent d’un fiasco législatif. Êtes-vous d’accord avec cette étiquette ?
”Quand l’Union européenne décide que l’on ne vendra plus de voitures thermiques en 2035 et que par conséquent, ça demandera de mettre des bornes électriques et de changer les réseaux d’électricité, il ne faut pas croire que l’Union européenne a un plan des rues avec les endroits où l’on va mettre les bornes. À un certain moment, on prend une décision, on se fixe une échéance et le chemin se fait en marchant. La différence entre l’Union européenne et la Belgique, c’est que l’Union européenne a une Commission qui mène une politique qui continue de législature en législature car cette administration est constituée d’un certain nombre de pays qui sont d’accord avec eux. La difficulté de la Belgique, c’est sa décentralisation. C’est quelque chose qui rend extrêmement compliqué le fait de faire des politiques à long terme car à chaque fois les coalitions changent. Il faut alors se mettre d’accord entre les régions. Pour le CO2, par exemple, l’UE dit qu’on ne peut pas dépasser tel plafond. Après, il faut s’entendre entre les quatre niveaux de pouvoir et c’est là que la fête commence. Pour le nucléaire, c’est la même chose. C’est la différence entre un pays jacobin et un pays lasagne. C’est très très très difficile d’avoir des politiques à long terme dans un pays lasagne. Quand on veut faire un stade national au nord de Bruxelles, il existe jamais !”
Sur le plan politique, ce changement de direction sur le nucléaire n’est donc pas vécu comme une défaite par Ecolo ?
”Je trouve ça bien ! Je ne suis pas religieux, ni idéologue. Si les circonstances changent… c’est la guerre !”
“Je me suis enchaîné à pas mal de choses”

Quel est le lien entre ingénieur agronome, secrétaire d’État fédéral à l’Énergie, responsable des relations avec la société civile pour le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), directeur de Greenpeace, co-président d’Ecolo et bourgmestre de Watermael-Boitsfort ? Ce sont toutes les facettes du même combat écologiste mené par Olivier Deleuze. “Ce sont les différents aspects de la même inquiétude”, explique celui qui se présente comme “un environnementaliste inquiet”.
Au cours de ses 68 années d’existence, Olivier Deleuze a testé différentes formes de militance. “Je ne me souviens plus si je me suis enchaîné à des infrastructures nucléaires car je me suis enchaîné à pas mal de choses lorsque j’étais directeur de Greenpeace Belgique”, nous répond-il. “Mais j’ai été manifesté en disant que c’était des technologies dangereuses. J’ai toujours été surpris qu’au moment où on a décidé de construire pareilles usines, nous n’avions aucune idée de ce que nous allions faire des déchets. Je ne trouve pas ça responsable.”
Un virus qu’il a transmis à sa descendance. En 1989, il emmène sa fille de 8 ans en Pologne pour manifester contre le régime de Wojciech Jaruzelski. “Le slogan était “Libérez les Polonais”. Après, à toutes les manifestations, quelle qu’elle soit, ma fille criait “Libérez les Polonais”. Et j’étais d’accord avec elle. Il faut toujours avoir un peu de distance par rapport à tout, sinon on pense qu’on a raison par rapport à la terre entière. Elle a probablement crié “Libérez les Polonais” à Tihange.”
Aujourd’hui, l’ancien manifestant observe avec attention les nouvelles formes qu’a prises l’action écologiste. Récemment, l’activiste belge pour le climat Adélaïde Charlier estimait que l’action politique n’allait pas assez loin et que le combat environnementaliste allait devoir passer à nouvelle forme d’expression plus offensive.
“Je comprends tout à fait que quelqu’un qui a 20-30 ans se demande dans quel état se trouve cette planète en voyant que tout ce sur lequel on vit est en train d’être détruit”, commente Olivier Deleuze. “Maintenant, faut-il se coller la main sur la vitre qui protège le Van Gogh ? Je ne suis pas sûr, mais je n’en sais rien. Est-ce que cela a un effet positif d’attirer l’attention sur un drame que ces jeunes vivent au premier degré ou est-ce que cela va les faire passer pour des fous furieux anti-culture ? Je ne sais pas.”
Que pense-t-il de Greta Thunberg, l’activiste danoise ? “Une jeune femme brillante qui dit les choses et qui motive les personnes de cet âge. C’est une personne qui produit du sens. Elle y va avec des excès de temps en temps, mais on s’en fout. Les excès, c’est le dérèglement climatique. Il ne faut pas non plus que l’arbre cache la forêt. Le problème n’est pas de savoir si c’est grave qu’un militant mette sa main sur une vitre de Van Gogh. Le problème, c’est l’avenir de la planète.”
Après presque 70 années, l’ancien co-président d’Ecolo va laisser la place aux jeunes et photographier des oiseaux
Olivier Deleuze ne se représentera pas aux prochaines élections. “En 2024, place aux jeunes”, confie celui qui a été co-président d’Ecolo aux côtés d’Emilie Hoyos.

Est-ce parce que le parti change qu’il quitte la politique ? “J’aurais 70 ans, donc je vais arrêter de travailler”, tranche le bourgmestre de Watermael-Boitsfort, avant de poursuivre sur l’ADN du parti. “Toutes les enquêtes montrent que les gens adhèrent à Ecolo pour des questions environnementales. Mais la société évolue et par conséquent les priorités évoluent avec le temps. C’est normal. Je trouve ça bien, ces changements. Je ne crois pas du tout au slogan “avant, c’était mieux”. Je n’ai aucun problème avec les évolutions du parti, il ne m’appartient pas.”
Membre fondateur d’Ecolo, Deleuze juge nécessaire pour une organisation de se remettre en question, “sinon elle risque de se fossiliser”. L’écologiste dit regarder chaque dimanche ce qui sera discuté au bureau le lendemain, sans que cela ne le trouble. “Je ne suis pas indispensable.” Que fera-t-il une fois à la retraite ? “Je vais pouvoir photographier des oiseaux. J’ai habité pendant cinq ans au Kenya et dans mon ordinateur, j’ai 450 photos d’espèces différentes du Kenya que j’ai pris moi-même. Il y a jamais personne qui a accepté de les regarder l’une après l’autre…”