Anne Gruwez, invitée du Grand Entretien DH: "Toute la souffrance d’Olivier Vandecasteele pour en arriver là, était-ce malin?"
L'exubérante juge d'instruction bruxelloise n’est pas du genre à manier la langue de bois. Entretien sans filtre.
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- Publié le 03-06-2023 à 13h35
- Mis à jour le 03-06-2023 à 13h36
Par un doux soir de printemps, Anne Gruwez nous reçoit dans son jardin typiquement bruxellois. Petit verre de pinard à la main et sans conventions, elle évoque son enfance, son amour pour Platon, la médecine légale, les rats, ses aversions, ses envies futures, tout en chantonnant du Jeanne Moreau : Les petits ruisseaux font les grandes rivières.

Quel souvenir gardez-vous de votre enfance ?
"J’ai grandi dans les années 60. Le laitier passait avec sa cariole déposer les bouteilles en verre devant la porte. Comme tous les bourges, on allait à la mer pendant l’été. Le vendeur de soupe passait entre d’agréables villas qu’on louait pour un mois. C’est une époque révolue. Depuis lors, on a gagné en nombre, près de 22 à 25 % de personnes en plus en Belgique qui légitimement veulent partager les plaisirs. On ne connaissait pas les embouteillages de personnes. Je garde une certaine nostalgie de mon enfance sans pour autant affirmer que c’était mieux avant, car les gens crevaient dans les terrils. Ils mourraient de la maladie du charbon. J’étais certes issue d’une classe privilégiée mais j’ai souffert comme tout le monde. Il ne faut pas croire que dans les familles bourgeoises, c’est toujours plus drôle que dans les familles d’ouvriers. On nous faisait bien comprendre à mes trois frères et sœur et moi, qu’il fallait trimer pour réussir."
Vous vous amusiez comment ?
"Derrière chez moi, on construisait ce qui allait devenir le site de la RTBF à Reyers. On s’amusait à enterrer les rats ! D’où mon amour pour ces bestioles. Quand on trouvait un rat mort, on le transportait avec une petite pelle et on le plaçait dans son 'cercueil'. C’était le jeu du quartier. On n’avait pas la télévision donc on lisait. Pas du Houellebecq ou du Amélie Nothomb comme aujourd’hui, plutôt des livres chevaleresques, le Rouge et le Noir de Stendhal, Madame Bovary. Que des vieux poncifs."

Lorsque vous étiez jeune fille, vous avez perdu l’usage de quatre doigts de la main droite dans un accident de scie électrique. Quelque chose a changé suite à cet épisode ?
"Cela m’a beaucoup appris. C’est un peu comme ces enfants qui vivent des épreuves difficiles quand ils sont jeunes. Ils me paraissent prendre conscience non pas de la vacuité de la vie mais bien du fait qu’elle se gagne ou se perd. Bien sûr, un être humain n’est pas l’autre. Certains sont capables de mieux supporter que d’autres. Un même événement qui survient peut être vécu de manière différente."
Etiez vous prédestinée au métier de juge ?
"Absolument pas. J’ai commencé en tant qu’avocate puis comme juriste au sein du cabinet du ministre de l’Intérieur de 86 à 88. Je n’avais aucune chance en politique et il fallait bien faire quelque chose. Je me suis successivement retrouvée au roulage, puis aux saisies qui est le plus beau des droits selon moi car c’est le plus pur dans la mathématique platonicienne, avant de passer à l’instruction. Au début, je ne comprenais rien à la détention préventive puis je me suis rendu compte que pour chaque métier, il y a moyen de le pétrir comme le pain, lui donner la forme et le goût qui vous plaît. Il ne faut pas se laisser bouffer par son métier, il faut s’en inspirer et le transformer comme on l’entend."
Seriez-vous pour participer à un documentaire dans le même style que Ni Juge ni Soumise ?
"La question est de savoir si ça pourrait se refaire, et je n’ai jamais envie de retourner dans le passé. Laisser le passé dans l’oubli et l’avenir à la providence. J’adore cette citation."

Quelles sont les choses que vous détestez au plus haut point ?
"Je suis désolée pour les erreurs que j’ai certainement commises mais s’il en est une dont je me garde bien, c’est le mépris. Les gens qui méprisent, je les vois vite. Il y a quelque chose de charnel en moi qui se déclenche et je sais que je vais chercher jusqu’au moment où je peux tacler l’autre. Pas le blesser, c’est trop compliqué. Ce n’est pas que je sois bonne, c’est que je suis paresseuse. Pour moi, la saine paresse empêche celui qui exerce du pouvoir sur un être humain, de s’acharner sur lui."
Si vous n’aviez pas été juge, quel autre métier auriez-vous aimé exercer ?
"Médecin légiste ! J’assiste à toutes les autopsies dont les corps me sont confiés. C’est formidable de découvrir un univers inconnu. Une vessie, c’est joli comme tout. C’est comme un calice, je n’imaginais pas ça comme ça. Vous me demandez quoi d’un placenta ? Non, mort, c’est triste. C’est destiné à contenir la vie et là, plus rien que la désolation sanguinolente."
Quel regard portez-vous sur la libération d’Olivier Vandecasteele ?
"La première réflexion qui me vient à l’esprit : tout ça pour ça ! Toute cette souffrance pour en arriver là, était-ce malin ? Je ne connais pas le dossier du diplomate iranien qui a été libéré. Ce que je sais, c’est que la diplomatie de l’otage a toujours existé bien que cela pose des questions éthiques. C’est quelque chose d’insoluble car vous êtes pris entre deux camps. Tant mieux qu’Olivier Vandecasteele soit libéré. Mais je crains qu’on n’ait pas fini d’en parler… L’otage est une figure récurrente de l’histoire et de l’actualité et à mon avis, on ne connaît pas assez cette figure et dans quelle mesure son approche peut devenir publicitaire."
Quels sont vos projets futurs ?
"Comme tous les jeudis, je vais distribuer le nécessaire aux sans-abri lors des maraudes. Je vais également tenter l’expérience d’écrivain public pour les personnes qui ont des difficultés à s’exprimer, là où le sentiment confus l’emporte parfois sur la raison claire. De toute façon, je vais chercher à m’amuser !"

"Le temps en prison est un temps perdu"
Anne Gruwez jette un regard acerbe à la politique du tout-à-la prison prônée par le ministre de la Justice Van Quickenborne. "Pour les détenus, le moindre contact humain est indispensable. Or, à Haren, tout est automatisé et informatisé. Je me suis récemment rendue à la prison des femmes pour visiter une cliente qui a été placée en cellule de réflexion pendant neuf jours sans chaussure, sans montre, télévision ou bouquin. Il y avait une sorte de matelas qui ressemble à une table d’autopsie. C’est un système punitif et je déteste ça», explique la juge d’instruction."
En août dernier, près de 60 juges et magistrats ont fait une immersion de 36h à la prison de Haren, avant l'ouverture. Anne Gruwez n’était pas des leurs. "J’avais le mariage de mon filleul. L’idée est louable mais alors il convient de le faire dans les conditions du réel, or ce n’était pas le cas. Les « détenus » pouvaient emmener un bouquin avec eux par exemple. L’expérience a révélé quelques couacs qui démontrent les limites de cette prison. Il paraîtrait qu’un magistrat est resté bloqué dans sa cellule car il avait raté le moment de l’ouverture de la porte. Tout est organisé par un système de badges et de reconnaissance vocale. Le contact humain est absent ou se réalise par hasard. Je ne dis pas que la prison de Saint-Gilles est bien, je dis que Haren est encore pire."
Afin de lutter contre le taux de surpopulation carcéral, il faudrait, selon elle, trouver d’urgence des solutions d’hébergement pour les personnes souffrant de problèmes psychiatriques. "On estime à environ 50 % le nombre de détenus de Saint-Gilles qui ont besoin de soins psychiatriques. Leur place est en maison de soins, or ils se retrouvent dans des annexes de la prison avec un manque de psychologues et d'assistants pour les épauler. Ils sont davantage surveillés que soutenus. Trois nouveaux centres de psychiatrie légale verront le jour d’ici 2027 permettant l’ouverture de 620 places mais c’est nettement insuffisant au regard de la demande", poursuit Anne Gruwez.
Enfin, elle plaide pour un changement de stratégie afin d’éviter d’engorger les prisons. "Il faut allonger les possibilités de déclaration de culpabilité grâce à l’élaboration d'un contrat avec le juge d’instruction qui soit réaliste. Il est inutile de condamner une personne à payer 100 euros par mois aux victimes s’il n’a pas les moyens de le faire. Le juge d’instruction est là pour l’aider à prendre la mesure de ce qui est possible. Je ne suis pas contre la prison, mais je plaide pour l’absence d’abandon du détenu, son invisibilisation en évitant de l’abandonner à son sort dans une cellule où il reste enfermé 22h/24."