Enquête auprès des familles des terroristes de Belgique: “Si je suis arrivé ici, c’est à cause de mon père”
L’enquête incroyable d’Aicha Bacha sur les familles des terroristes et des djihadistes partis en Syrie.
- Publié le 02-11-2022 à 06h33
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La docteure en sciences politiques et sociales (ULB) Aicha Bacha, à l’approche du procès des attentats, a voulu savoir, au-delà des tentatives d’explication connues, comment les futurs terroristes et ceux qui sont partis en Syrie ont été élevés, ont vécu et ont grandi. Dans quel milieu familial. Pas moins de 422 djihadistes belges ont rejoint l’État islamique en Syrie, la plupart d’origine marocaine. Aicha Bacha, elle-même d’origine marocaine, a suivi trente-deux mères. Ce qu’elle retire de ces rencontres est renversant.
Les terroristes ne sont pas nés poseurs de bombes. Quand Aicha Bacha les a interrogées, les mères ont décrit des enfants "comme les autres", des "petits anges". Certains ont fréquenté des ASBL de charité, de celles qui distribuent des repas dans la rue aux plus démunis. Sauf qu’il s’agissait d’ASBL comme "Resto du Thawid", animées par des Fouad Belkacem, des Jean-Louis Denis ou des Abou Jaber qui savaient où prêcher l’idéologie djihadiste et connaissaient les quartiers propices à Anvers, Verviers, Vilvorde et Molenbeek.
La chose était connue. Aicha Bacha a donc cherché d'autres éclairages. La situation économique et sociale ne lui est pas apparue déterminante. Preuve en est que si toutes n'étaient pas dans le cas, au moins 7 familles, sur les 32 étudiées, avaient une situation "plutôt bonne". La chercheuse bruxelloise décidait d'axer ses recherches sur la cellule familiale. C'est ce qui allait désiller ses yeux : les 32 mères décrivent des "naufrages familiaux". Des familles éclatées, disloquées. Des divorces, dans huit cas, et des pères totalement absents, "se désintéressant complètement de l'éducation de leurs enfants".
"Quand le père a coupé toute relation avec la mère, écrit Aicha Bacha, il la coupait aussi avec les enfants. Quand les maris quittaient les mères, ils ne prenaient même pas la peine de demander des nouvelles des enfants. Et lorsqu'ils apprenaient la radicalisation de ceux-ci, ils rejetaient la faute sur les mères, pointaient l'éducation 'imparfaite' qu'elles leur avaient donné, et les laissaient assumer seules le fait d'avoir échoué dans leur rôle (de mère)."
Une mère lui a raconté : "Le jour où les médias ont annoncé le décès de mon fils, j'ai reçu un message me disant : 'Regarde les conséquences de ton éducation'."
Sur sa lancée, l'universitaire fait cette autre découverte. Au travers de 28 récits, elle établit que les djihadistes partis en Syrie ont été les témoins, dans leur enfance, de violences du mari sur la mère. "Nous constatons que ceux-ci ont reproduit ce qu'ils avaient vu étant enfant, à la maison, à l'école, dans la rue, en Syrie."
Ces attitudes et ces comportements de violence envers des mères n'auraient pas été les seules. " Nous notons aussi 8 cas de violence paternelle envers des enfants devenus terroristes." Aucun doute pour Aicha Bacha : la violence est en partie transmise ainsi. "Quand les enfants sont témoins ou victimes, ils apprennent à normaliser le recours à la violence qui devient pour eux une manière admissible de gérer les conflits."
On appelle cela "l'apprentissage social de la violence", et pour Mme Bacha, il explique, en partie, la radicalisation violente. "Le jeune l'a apprise en observant les comportements et les attitudes de proches. Les enfants qui ont subi la violence reproduisent la violence. Les jeunes qui ont vécu des scènes de violence sont comme des volcans endormis. Et plus les violences ont eu lieu tôt dans la vie, plus ces dernières risquent de se reconstruire et se traduire par des déséquilibres graves de la personnalité."
L'universitaire ajoute que quand la mère est violentée par le père, "la frustration et le sens révolutionnaire augmentent chez le jeune. Et quand ce sentiment est accompagné d'autres facteurs, il préfère aller faire la guerre en Syrie, un combat qu'il n'a pas pu faire en Belgique".
Des mères de djihadistes disent qu'elles recevaient de Syrie des messages disant : "Maman, j'ai fait cela pour vous sauver." Une autre mère témoigne : "Il m'appelait de temps en temps, mais il refusait de parler avec son papa car pour lui son père avait manqué à ses devoirs vis-à-vis de sa communauté et de sa famille." Pour Aicha Bacha, l'absence du père dans le quotidien (éducation, école, le soir en rentrant à la maison) a facilité l'endoctrinement. Un djihadiste a confié à sa mère qui allait le voir en prison : "Si je suis arrivé ici, c'est à cause de mon père." Pour la chercheuse, les jeunes étaient convaincus que leurs parents n'avaient pas rempli leurs devoirs envers leur communauté et envers leur Dieu, et qu'ils pouvaient réparer le mal en faisant le djihad, encouragés en cela par un islam perverti. Cet islam "version Daech" leur offrait "une formule 'halal' de la violence qui les emmènerait directement au paradis, et non plus en prison comme auparavant", écrit Aicha Bacha.
La plupart des familles touchées par le phénomène de la radicalisation sont originaires du nord du Maroc. C'est un autre élément. La région, rappelle-t-elle, est historiquement marquée par un passé, resté très présent, de résistance armée à la colonisation. En parallèle, le Rif est connu aussi pour sa production du cannabis. "Dans le Rif, 90 000 familles vivent de la culture du cannabis." Et "pour un taux moyen relativement élevé de criminalité par rapport aux autres régions du Maroc".
La plupart des jeunes partis en Syrie sont issus de familles dont au moins un membre a un casier judiciaire lourd, souvent lié au trafic de drogue ou à des crimes consécutifs à sa consommation. Environ 75 % avaient des problèmes avec la justice avant leur départ. Pas moins de 422 djihadistes belges ont tenté de rejoindre la Syrie et 142 y ont certainement trouvé la mort. Environ 150 se trouveraient toujours au Moyen-Orient. Au moins 130 seraient rentrés. Une dizaine sont morts dans les attentats de Paris et ceux de Bruxelles. Et 128 attentats ont été commis en Europe. Vingt, sur le sol belge. Aicha Bacha termine sur la condition de la femme d'origine marocaine en Belgique. Selon ses chiffres, à peine 8,5 % sont mariées à un Belge et 86 % des mères ont un conjoint d'origine marocaine. Elles sont 90 % à admettre avoir conservé les mêmes traditions que leurs grands-parents, "le fait d'être nées en Occident n'ayant rien changé pour elles".
Illustration du poids des traditions, beaucoup de mères, écrit-elle, "vivent une culture du genre des années 1950, celle de leur village d'origine où l'on garde une vision figée de la femme", comme celle qui représente encore aujourd'hui "les filles comme des fardeaux". Tout ceci explique en partie cela.
Pour aller au-delà des clichés, il faut lire le livre de Aicha Bacha, Le Djihad en héritage sur le territoire belge, qui paraît aux éditions L'Harmattan. Sans perdre de vue que ceux qui seront jugés pour les attentats n'étaient plus des gamins. Leur moyenne d'âge, en mars 2016, était de 27 ans et demi. Aicha Bacha rappelle, enfin, que bien qu'ils aient été exposés aux mêmes scènes de violence, des enfants de la même famille ne sont pas tous partis en Syrie, ni ne sont devenus des djihadistes et des terroristes.