20 policiers se suicident chaque année, et l’inspecteur Thierry a failli ajouter son nom à la liste : “Jamais je n’ai pensé que je tomberais si bas"
L'inspecteur Thierry, qui a failli ajouter son nom à la liste, témoigne sur les suicides dans la police
Publié le 23-03-2023 à 12h09 - Mis à jour le 23-03-2023 à 14h46
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La zone de police à laquelle il appartient, la zone BruNo, n'est pas la plus facile. Cette police couvre les communes bruxelloises de Schaerbeek, Saint-Josse et Evere. C'était celle de l'inspecteur Thomas Montjoie, mort assassiné, en novembre de l'an passé, lors d'une attaque au couteau.
Thierry y est policier depuis trente-trois ans. Il s'est sorti vivant, lui, d'une agression qui aurait également pu mal tourner. C'était il y a deux ans mais il ne s'en remet toujours pas. Au point qu'il a failli commettre l'irréparable.
Thierry a accepté de nous rencontrer. Afin que cela soit lu et serve aux collègues.
Car les dernières statistiques disponibles du Comité P le confirment : environ vingt policiers mettent chaque année fin à leurs jours en Belgique. Cet après-midi-là, Thierry aurait pu ajouter son nom à la liste. Quand il prenait le chemin du commissariat, c'était clair, dans son esprit, qu'il s'y rendait pour prendre son arme de service. "Le stress steam de ma zone m'a sauvé la vie". Son témoignage est d'autant plus bouleversant que Thierry est ce qu'on peut appeler un dur, qui en a bavé et croyait être au-dessus de tout cela. Il a 56 ans. Avant d'entrer à la police au début des années 90, il avait servi dans le régiment paracommando, et pourtant.
Le jour où il a failli
Depuis l'agression en 2021, Thierry est en incapacité de travail, suivi par un psychiatre et par le psychologue du stress team de la zone de police BruNo. Jamais, dit-il, je "n'aurais pensé tomber si bas".
"Ce jour-là, je ne voyais plus clair. J'étais au fond du trou, j'étais à bout, comme dans un tunnel. Pour prendre une image, je n'arrivais plus à voir sur les côtés. C'est le genre de pulsion qui vous tombe dessus sans prévenir. Une heure plus tôt, je n'avais pas l'idée en tête."
Son arme de service, un Glock 17, était rangée au commissariat, dans son coffre personnel, dont il est seul à avoir la clé.
"Je ne sais pas ce que j'allais faire, j'ignore si je serais allé jusqu'au bout mais je prenais la direction. J'étais mal, vraiment mal, comme entraîné dans un courant auquel il vous est impossible de résister. J'étais à la maison. Je me suis mis au volant. Il fallait que j'aille chercher mon arme".
En route vers le commissariat, il avait la présence d'esprit de téléphoner, depuis la voiture, au psychologue du stress steam.
"Avec le recul, je me dis que quelque chose me faisait quand même encore chercher une porte de sortie".
Glock 17
C'était l'heure de midi. Quelqu'un a décroché : c'est une chance, dit-il, que c'était le psychologue qui le suivait depuis l'agression et connaissait la situation. Au ton de la voix, le psy réalisait qu'il y avait urgence. Il demandait à Thierry de ne surtout pas s'arrêter en chemin et d'arriver tout de suite. "Je sentais que j'étais pris en main et dans ce moment-là, c'est vraiment ce qui a compté. Je n'étais pas seul. C'était bon de réaliser que quelqu'un était là et laissait tout tomber pour me ramener sur les rails".
Entre-temps, le stress team alertait le 'Contrôle interne'. "En fait, tout s'organisait. Ils étaient en train de me sauver la vie. La première chose à faire était de m'empêcher de prendre mon arme. Je ne sais pas si je serais allé jusqu'au bout ni ce que j'aurais fait mais je sais que si je suis toujours là, c'est grâce au psy et au stress team de la zone de police".
Thierry se considère comme appartenant à "l'ancienne génération". Celle, dit-il, qui ne voyait pas trop l'utilité des psychologues à la police. "Au début, on charriait les collègues qui prenaient rendez-vous chez eux. Ce n'était pas bien vu, de ce temps-là... On les traitait de mauviettes". Son avis a bien changé.
Il s'insurge, aujourd'hui qu'il est passé par là, d'apprendre que toutes les zones de police du Royaume ne disposeraient pas d'un service stress team.
Pour lui, leur présence est une nécessité. "Si vous saviez le nombre de policiers qui font appel au stress team. La jeune génération n'a plus les réticences que nous avions. Les psychologues de la police sont débordés ".
On le répète mais ce métier de flic n'est pas facile. La raison, pour Thierry ? "Nous voyons au quotidien ce qui se passe en rue. On voit la violence qui augmente dans les quartiers. Nous voyons la précarité et la misère. Et de côtoyer tout cela jour après jour crée un fossé entre ceux qui nous qui sommes sur le terrain, et le management qui ne comprend pas cette réalité."
Lourdeur des procédures
Pour Thierry, le rôle d'un stress team va, ou devrait, aller au-delà du 'simple' soutien psychologique. A la zone BruNo, l'équipe aide également à régler les tracasseries administratives.
Car le policier victime de difficultés qui l'écartent du service et dont il peine à se remettre, découvre un autre univers : celui des procédures et de la paperasse. Des tracasseries, dit-il, qui, au lieu de l'aider, contribuent à ralentir son rétablissement.
Après le drame qu'a constitué l'assassinat du policier Thomas Montjoie, le monde politique est monté au créneau. On l'a entendu faire des promesses.
Pour Thierry, le monde politique en a oublié une : améliorer concrètement l'aide et le soutien aux policiers victimes, en simplifiant la paperasse et en allégeant les procédures. Pour Thierry encore, chaque corps de police devrait avoir un service spécialisé dans l'accomplissement des formalités administratives : les documents à remplir, les prises de rendez-vous, le suivi administratif pour la le reconnaissance de l'accident de travail, la prise en charge par les assurances, les remboursements de frais, les contrôles médicaux, etc.
Chiffres glaçants
Il y a urgence. Selon les dernières études du Comité P, qui commencent à dater, la proportion de suicides dans la population masculine en Belgique est de l'ordre de 30 pour 100 000 habitants.
Or elle est près du double à la police belge. Avec un taux moyen de 19 suicides par an.