"En Russie, on assiste à une guerre dans l'ombre"
Pour Kris Quanten, des tensions sont observées en ce moment en Russie au sujet de l'avenir du groupe Wagner.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/36347bb4-6f15-4c36-8ff7-d86cf111950e.png)
- Publié le 18-09-2023 à 21h28
:focal(2979x1990.5:2989x1980.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/PVH7BSJ7XVBOFAPMU7BKNLXALA.jpg)
Le mercredi 23 août, l'impitoyable dirigeant de Wagner, Evguéni Prigojine, perdait la vie dans un crash d'avion. Se posait alors la question de l'avenir de son organisation paramilitaire. Près d'un mois après l'accident, le flou se dissipe peu à peu. Le Kremlin ne cache en tous les cas pas son ambition de reprendre le contrôle de la milice qui s'est pourtant brièvement retournée contre lui en juin dernier. Mais les hommes de Prigojine semblent donner du fil à retordre à Vladimir Poutine. Dans un rapport, l'Institute for the Study of War rapporte que le Kremlin est "sérieusement préoccupé" par la situation. Qu'est-ce qui se trame donc dans les rangs de la milice Wagner ? La Libre a interrogé Kris Quanten, professeur d’histoire militaire à l’Ecole royale militaire (ERM), pour tenter de lever le voile sur cette "guerre de l'ombre".
Des images satellite montreraient que les camps de Wagner en Biélorussie sont en train d'être démantelés. Confirmez-vous ces informations ?
Tout à fait. On constate bel et bien un démantèlement de ces camps. Il faut se demander à présent pourquoi ils avaient été installés en Biélorussie au préalable. Selon moi, le Kremlin les a stationnés là provisoirement, le temps de réfléchir à ce qu'il allait advenir de ces mercenaires. Il semblerait à présent que Poutine ait une idée de plus en plus claire de ce qu'il veut faire d'eux...
Quel est justement le nouveau dessein de Poutine pour ces mercenaires ?
Il faut diviser les hommes de Wagner en deux groupes: ceux qui se trouvent en Ukraine et ceux qui sont engagés au Moyen-Orient et en Afrique. La Russie ne dispose pas forcément de troupes qu'elle peut déployer en Afrique ou au Moyen-Orient mais a pourtant des intérêts énormes dans ces régions. Elle a donc besoin de Wagner sur ce continent. C'est pourquoi une délégation russe, avec à sa tête le vice-ministre de la Défense Yunusbek Yevkurov, s'est rendu en Afrique, dans les pays où Wagner est actif. Le but était de montrer que les opérations russes se poursuivaient sur le continent et que le Kremlin reprenait le contrôle. Autrement dit : que l'époque Prigojine était bel et bien terminée. Il y avait un lien de confiance entre Wagner et les dirigeants africains. Le Kremlin veut maintenant regagner cette confiance.
On assiste à une guerre dans l'ombre en Russie. Ce n'est pas un sujet qui est abondamment évoqué mais des tensions surgissent en interne, sur l'avenir de Wagner. On a de plus en plus l'impression qu'il y a une lutte d'influence en cours entre les différents services de renseignements russes. Il y a une sorte de compétition pour reprendre le contrôle sur Wagner. Deux services de renseignements s'opposent : le Service des renseignement extérieur (SVR) et, de l'autre côté, le Service de renseignement militaire (GRU). On a l'impression que le SVR s'oriente vers les activités de propagande de Wagner, tandis que le GRU s'intéresse davantage aux opérations paramilitaires. Une fracture se dessine.
On parlait également de l'"empoisonneur de Poutine", Andreï Averyanov, qui était pressenti pour prendre les commandes de Wagner ?
Différents noms circulent... En tous les cas, Averyanov, qui est haut placé au sein du service de renseignement militaire, a participé au voyage officiel en Afrique. Chacun essaie de remporter le plus gros morceau du gâteau que représente l'héritage de Prigojine. Maintenant, je ne m'avancerais pas sur qui prendra la tête du groupe paramilitaire. Le nouveau chef devra en tout cas faire face à deux grands défis: gagner la confiance des dirigeants africains et celle des mercenaires. En Russie, on a l'habitude de donner des ordres et qu'ils soient exécutés. C'est donc particulier dans ce cas-ci, car on a affaire à des mercenaires, qui ont toujours mené leur style de vie. Ils se montrent donc réticents à l'idée de s'engager sous le contrôle de la Défense russe. Ils veulent rester fidèles à l'organisation mise en place par Prigojine. Ils tentent d'imposer leur candidat à la succession de Prigojine, à savoir son fils, Pavel Prigojine.
Est-il probable de voir le fils de Prigojine succéder à son père ?
A mes yeux, c'est très discutable. Tout d'abord, Pavel est fort jeune. Il doit avoir une vingtaine d'années. Prigojine s'est toujours vanté au sujet de son fils, qui s'est apparemment battu en Syrie, mais on ne sait pas beaucoup de choses sur lui. En tous les cas, le Kremlin ne va pas se laisser faire. Poutine veut reprendre le contrôle sur toutes les activités de Wagner. Mais si Pavel parvient à se profiler comme étant fidèle au président russe, il sera peut-être utilisé par le Kremlin. Mais, de prime abord, ça ne semble pas couler de source...
Qu'advient-il des troupes de Wagner en Ukraine ?
On n'a en tous les cas plus de véritable unité indépendante de Wagner en Ukraine. Une partie des hommes de Prigojine a été directement intégrée dans l'armée russe, sur une base volontaire. Ils agissent sous le commandement de l'état-major russe. Ils sont disséminés dans plusieurs unités afin de les mélanger avec d'autres troupes pour qu'ils ne puissent pas constituer une nouvelle menace. Les Russes ont besoin de tous les combattants. D'autant plus que les troupes de Wagner sont les plus aguerries.
On a assisté la semaine dernière à des tensions entre Wagner et l'état-major russe. L'armée russe a essayé d'empêcher une rotation des mercenaires en Syrie. Que faut-il en penser ?
Cela montre bien la ligne de fracture qui existe entre les dirigeants russes et les mercenaires. Cela prouve qu'il y a toujours cette méfiance d'un côté comme de l'autre, parce qu'ils ont des intérêts différents. Wagner veut garder autant d'indépendance que possible, tandis que le Kremlin veut placer les mercenaires sous son contrôle. Ce qui s'est passé a un peu levé le voile sur cette lutte qui se tenait jusqu'ici dans l'ombre.
Après cet incident, l'Institute for the Study of War (ISW) a affirmé que le Kremlin était "sérieusement préoccupé" au sujet de Wagner. Partagez-vous ce constat ?
Oui, tout à fait. L'enjeu est important pour la Russie, tant en Ukraine qu'en Afrique. Mais, plus encore, le Kremlin ne veut absolument pas connaître une nouvelle mutinerie. Il faut donc impérativement reprendre en main cette milice et la placer sous la coupe d'un fidèle de Poutine. A mes yeux, le président russe va mener à bien ses plans pour le groupe paramilitaire. Il est clair en tous les cas qu'il ne cédera pas et ne prendra plus de risque. On peut quand même dire que Poutine se prend un retour de boomerang en pleine figure, vu qu'il avait accepté la création du groupe Wagner.
Après la mort de Prigojine, le Premier ministre polonais avait estimé que la milice allait être plus dangereuse à présent. Constate-t-on une telle évolution sur le terrain ?
Le rôle de Wagner a fortement diminué. Il faut recontextualiser ces propos. La Pologne connait une situation particulière, au vu des frontières qu'elle partage avec la Biélorussie et l'Ukraine. Mais ce n'est pas parce que le leader de Wagner est mort que la milice est devenue incontrôlable. J'ai plutôt l'impression que Wagner a perdu énormément d'influence.
La Pologne assurait, il y a un mois, que Wagner allait tenter d'attaquer son territoire. Il n'en est rien à l'heure actuelle ?
Jusqu'à maintenant, ça n'a pas du tout été le cas. La Pologne se lance dans de la propagande vis-à-vis de l'Occident. Elle cherchait aussi un prétexte pour envoyer des renforts près de la frontière avec la Biélorussie. Mais cette invasion n'a jamais eu lieu. Les troupes de Wagner n'ont plus du tout les moyens nécessaires. Après la tentative de coup d'Etat, elles ont été démobilisées et désarmées. Quand elles ont été envoyées en Biélorussie, elles n'avaient plus du tout d'armement lourd. Si les hommes de Wagner devaient lancer une opération dans un pays qui est membre de l'Otan, ils auraient besoin de cet armement lourd. Sans ça, ce serait beaucoup trop risqué...