Pénurie de médicaments : "Si la Chine stoppe ses exportations vers l’Europe, ça pourrait être plus violent que les bombes qui tombent en Ukraine"
Le modèle productif, la compétition entre pays et les besoins de rentabilité des firmes ont tous contribué, à leur niveau, à la pénurie actuelle de médicaments. Des usages détournés de médicaments contre le diabète mis en avant par des influenceurs pour les effets amaigrissant perturbent également les approvisionnements. Au détriment des malades.
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Publié le 08-02-2023 à 11h33
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”Pour votre enfant ? Il faut du Ventolin, par inhalation. Par contre nous sommes en rupture de stock. Et c’est pareil dans toutes les pharmacies.” Tels étaient les mots de ce pharmacien ixellois fin janvier. Depuis, la pénurie de médicaments s’est étendue à d’autres produits. Bronchiolite, grippe, Covid-19, les vagues simultanées n’ont pas aidé. Mais elles ne sont pas les seules responsables.
Encore une fois, les problèmes de rupture de chaînes d’approvisionnement sont arrivés brutalement. Les hôpitaux européens voient leurs stocks stratégiques se réduire et ne disposent plus, pour certains produits, que de quelques jours d’autonomie. Conséquence ? Il faut parfois prioriser les usages selon l’état des patients.
L’AFMPS, l’agence fédérale du médicament, tient d’ailleurs une liste des différents médicaments concernés, avec plus de 400 d’entre eux qui connaissent des problèmes d’indisponibilité. Certains très “spécifiques”, comme pour lutter contre le diabète, ou d’autres plus classiques, comme certaines formes d’administration du Perdolan (paracétamol pour enfants). Mais comment l’expliquer ?
Production en Asie… et compétition entre pays
Si l’on se vante en Belgique d’être un fer de lance de l’industrie pharmaceutique, dans les faits, le gros de la production des médicaments se fait en Asie. L’Inde est considérée comme le “laboratoire mondial” pour de nombreux traitements, mais les produits de base comme le paracétamol sont massivement produits en Chine. Près de 50 % de la production mondiale de paracétamol y est ainsi réalisée. Notons également que près de 70 % des emplois générés par le secteur se situent… en Asie.
C’est ce qui a poussé la France, en décembre, à relancer les projets de relocalisation de la production sur son territoire, alors que la Chine avait limité ses exportations pour répondre à la demande liée à la vague de Covid qui déferlait sur le pays. Ce qui est un point essentiel dans la rupture d’approvisionnement que l’on connaît.
Ensuite, les pays du monde entier tentent d’attirer les stocks sur leur territoire, en augmentant les prix d’achat par exemple, comme cela s’est passé pour les masques chirurgicaux avec le Covid-19. La lutte pour s’approprier des stocks se déroulait parfois jusqu’aux tarmacs de certains aéroports. Il y a donc une compétition où les seuls gagnants sont, a priori, les firmes pharmaceutiques, même si les prix sont fixés par les Etats.
"Un repli sur soi serait une catastrophe"
Pour Jean-Michel Dogné, directeur du département pharmacie à l’UNamur et expert à l’AFMPS et l’Agence européenne des médicaments (EMA), “il sera difficile de s’en sortir sans solution européenne. Si tous les pays pratiquent la préférence nationale, cela va créer une compétition interne et un repli sur soi, ça serait une catastrophe. Mais il faut comprendre, chaque pays est responsable de la santé de sa population… ”, déclare-t-il.
“En France, il y a la volonté de produire sur le territoire le paracétamol et l’amoxicilline. Mais il faut pouvoir importer les principes actifs également, ou les produire. C’est simple sur papier. Mais le faire avec la qualité et en quantité, ça prend du temps. Ce n’est pas en quatre mois qu’on met sur pied une ligne de production”, alerte-t-il.
“La Chine a déjà limité ses exportations par le passé. On est à la merci de ce pays. Si un conflit comme on le connaît avec la Russie se déroulait avec la Chine et que celle-ci arrêtait ses exportations vers l’Europe, ça pourrait être encore plus violent que les bombes qui tombent en Ukraine. Des millions de gens dépendent des médicaments, comme les antibiotiques, qui sauvent des vies. Il faut tirer les leçons de l’histoire”, alerte encore l’expert de l’EMA.
Délaissement des médicaments “non rentables” ?
L’autre grande problématique économique dans la pénurie de médicaments, c’est celle de la rentabilité. Comment maintenir une production de médicaments dont les brevets datent d’il y a des décennies et dont les prix sont très bas ? Les firmes pharmaceutiques étant, au-delà de leurs missions de santé souvent mises en avant, avant tout des entreprises privées avec des besoins de rentabilité.
“Certaines firmes délaissent des traitements au profit des producteurs de génériques. Mais quel que soit le niveau, il faut maintenir des obligations d’investissements (dans la production de médicaments grand public peu cher, NdlR), via une contrepartie, un remboursement pour les médicaments innovants… Il ne faut pas laisser l’industrie délaisser les produits moins rentables au profit de ceux qui le sont plus, mais concernent souvent moins de patients. Il faut travailler avec l’industrie, dans une logique gagnant-gagnant, au niveau européen”, lance à ce propos Jean-Michel Dogné.
"Faut-il maintenir un prix très bas pour les génériques, ce qui est mieux pour le remboursement, mais limitera les possibilités de production en Europe, ou augmenter les prix, ce qui aura un coût pour les contribuables ?"
“Mais le coût… c’est la vraie question. Faut-il maintenir un prix très bas pour les génériques, ce qui est mieux pour le remboursement, mais limitera les possibilités de production en Europe, ou augmenter les prix, ce qui aura un coût pour les contribuables (indirectement, via une hausse des dépenses publiques de remboursements par exemple ou tout simplement en officine pour les médicaments sans ordonnance, NdlR) ?”, renchérit-il. Néanmoins, il précise qu’assurer sa chaîne d’approvisionnement, à long terme, peut être bénéfique économiquement, puisqu’on serait moins soumis aux prix qui s’envolent lors de pénurie. “Mais il faut être capable d’accepter une hausse du prix des génériques de l’ordre de 15-20 %", lance-t-il.
Contacté à ce propos, Novartis précise que “lorsqu’un médicament perd son brevet, un fabricant de génériques peut entrer sur le marché à un prix inférieur, car il produit à moindre coût. Il s’agit d’un bon système car il crée l’espace budgétaire nécessaire à l’innovation”. Néanmoins, cela pousse à “une course vers le bas où les marges diminuent de plus en plus”, précise le groupe, qui rappelle que la hausse des coûts énergétiques et de main-d’œuvre fragilise également ces modèles de production, même s’il précise que l’accessibilité reste un point crucial dans sa politique en multipliant les sources d’approvisionnement.
Le rôle des réseaux sociaux et des influenceurs…
Enfin, il y a la question de la pénurie de certains médicaments, tels l’Ozempic, comme le précise la liste de l’AFMPS, qui le classe en “indisponibilité critique”. Alors que ce médicament est censé soigner le diabète, ce dernier est mis en avant par certains influenceurs sur Tik Tok et Instagram pour favoriser la perte de poids, sans parler des effets secondaires. Résultat pour le groupe danois Novo Nordisk qui le commercialise ? Une hausse de plus de 85 % des ventes en 2022, avec près de 7 milliards générés sur les 9 premiers mois de 2022. Un résultat qui doit faire grincer quelques dents…
Que fait la Belgique ?
Pour éviter d’être acculé, le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke (Vooruit) travaille avec l’AFMPS pour anticiper les pénuries. “Un arrêté royal a été signé (récemment, NdlR) établissant un cadre légal pour interdire l’export de certains médicaments en cas de risque de pénurie, selon des critères très précis (médicaments qui sont urgents et nécessaires, qui ont un effet majeur sur la vie du patient et pour lesquels aucun autre médicament autorisé ayant le même effet thérapeutique n’est disponible)”, précise l’AFMPS.
“La Commission européenne élabore actuellement de nouvelles réglementations, notamment une incitation pour les sociétés pharmaceutiques à s’assurer que les médicaments importants sont disponibles dans toute l’Union européenne. De cette manière, la disponibilité ne dépend plus des entreprises pharmaceutiques qui desservent uniquement les marchés les plus rentables […] Mais nous avons aussi besoin de réformes en Belgique”, précise par ailleurs Sandrine Daoud, porte-parole du ministre de la Santé, qui rappelle que les firmes pharmaceutiques reversent une partie importante de leurs revenus à l’assurance maladie, en contrepartie des soutiens reçus.