”Neuf ministres de la Santé pour un plan minable et peu ambitieux” : Pourquoi le plan alcool du gouvernement tombe déjà à l’eau pour les spécialistes
Les entités du pays se sont (enfin) accordées ce mercredi sur un plan de lutte contre la surconsommation d’alcool. Pour les professionnels de la santé, cette version finale reste largement insatisfaisante.
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Publié le 29-03-2023 à 13h27 - Mis à jour le 30-03-2023 à 10h24
Il s’est fait attendre durant près de 15 ans. Les tentatives pour parvenir à une politique interfédérale durable en matière d’alcool dans notre pays ont mis énormément de temps à aboutir. Mais depuis ce mercredi matin, la Belgique tient enfin son grand plan alcool.
La CIM a en effet donné son accord sur le Plan alcool interfédéral. Le compromis de tous les ministres permet aujourd’hui de lancer 75 mesures pour lutter contre la consommation abusive et nocive d’alcool.
C'est un plan sans aucune ambition par rapport aux données scientifiques"
Parmi elles, on retrouve notamment l’interdiction de vendre de l’alcool fort aux 16-18 ans. Seuls la bière et le vin seront donc accessibles. “Le marché a évolué et il existe de nombreux produits alcoolisés hybrides ou mixtes, indique le ministre. Par exemple, le personnel d’un bar ne sait pas toujours ce qu’il peut vendre à qui. Nous faisons le même constat dans les magasins de nuit. C’est pourquoi nous voulons plus de clarté dans la législation, mais aussi protéger nos jeunes de manière préventive”.
”La santé publique passe derrière les intérêts économiques”
Un changement qui ne satisfait pas vraiment Thomas Orban, médecin généraliste à Bruxelles et alcoologue. “Ce changement n’est pas clair, l’alcool reste de l’alcool, pointe-t-il du doigt. C’est même un contre-message : on fait comprendre aux gens que l’alcool est moins dangereux selon sa forme, on fait une différence qui n’est pas scientifique. C’est totalement idiot, même les jeunes le savent. On aurait dû être plus clair dans le message et interdire tout type d’alcool avant 18 ans”.
Ce mercredi matin, le docteur intervenait justement dans une école à Bruxelles dans le cadre d’une journée de sensibilisation autour de la consommation d’alcool, auprès d’élèves de cinquième secondaire. Près de 150 jeunes y ont participé. “Ils sont déjà au courant de plein de choses et ils se rendent bien compte qu’avec ce plan, on les prend pour des idiots. Finalement, on a manqué une occasion de s’attaquer intelligemment à la consommation d’alcool en Belgique. La publicité aurait dû être interdite tout court, point barre, c’est d’ailleurs une évidence. C’est un produit beaucoup trop disponible, on le trouve partout et tout le temps. Il faut quand même rappeler que l’alcool est plus toxique que le crack. Ici, clairement, la santé publique passe derrière les intérêts économiques”.
Globalement, Thomas Orban s’attendait à un plan beaucoup plus ambitieux. Il faut dire que chez nous, l’alcool est la 4ème cause de mortalité et de diminution de la qualité de vie chez les personnes âgées de 15 ans et plus. En 2018, les décès liés à l’alcool étaient même estimés à 5,4 % de l’ensemble des décès. Une consommation loin d’être anodine.
La pression de l’industrie alcoolière
“C’est très décevant et peu ambitieux, déplore-t-il. Il y a peu de changement par rapport à la dernière version présentée il y a quelques mois. On voit bien qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, on a neuf ministres de la santé en Belgique et ils sortent un si petit plan, c’est minable. Ils ne devraient même pas pouvoir se regarder dans une glace, ils ne prennent pas soin des gens alors qu’on parle d’un des premiers tueurs de la société. Ils peuvent déjà revoir leur copie”.
Depuis des mois, la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) plaide pour l’adaptation de l’étiquetage des boissons alcoolisées en mentionnant clairement que l’abus d’alcool est dangereux pour la santé, en indiquant de ne pas consommer plus de deux unités d’alcool par jour et de faire abstinence pendant deux jours au moins. Parmi d’autres recommandations, “basées sur des preuves scientifiques”, la Société veut qu’on instaure un prix minimum par unité d’alcool vendue au détail. Des mesures qui ne se retrouvent pas dans la dernière version du nouveau plan alcool. Printemps 2022, le gouvernement sollicite à nouveau l’avis d’experts pour se pencher sur un “Plan alcool” ambitieux et primordial. Mais ces derniers regrettent de n’avoir été que trop peu suivis.
Il manque un plan de prévention marquant"
Le plan validé ce mercredi prévoit toutefois d’élaborer un cadre légal qui interdit la publicité pour l’alcool à la radio et à la télévision avant et après les programmes destinés principalement aux mineurs, tout comme une réglementation limitant la publicité sur internet et sur les réseaux sociaux pour les contenus destinés aux mineurs.

Concrètement, toute publicité pour une boisson contenant de l’alcool est interdite durant une période qui court à partir de 5 minutes avant jusqu’à 5 minutes après une émission qui vise principalement un public mineur d’âge, et toute publicité pour une boisson contenant de l’alcool est interdite dans les journaux et périodiques qui visent principalement un public mineur d’âge.
Si l’industrie alcoolière a affirmé ne pas avoir fait de lobbying concernant le plan alcool, elle a toutefois eu opportunité de s’exprimer sur le plan en question. “Le fait qu’on leur demande leur avis est déjà étrange et interpellant, s’interroge l’alcoologue. On connaît le poids énorme des alcooliers en Belgique, notamment du côté des brasseurs. Il y a d’ailleurs des partis politiques qui entretiennent des liens étroits avec eux”. Selon le magazine Investigation qui a été diffusé sur la RTBF le 25 janvier dernier, on apprend en effet que certains partis, notamment le MR et l’Open Vld, auraient mis un veto sur les mesures ambitieuses prévues initialement, dû à l’influence des lobbies alcooliers à laquelle ils auraient été sensibles.

Une limitation partielle de la publicité
Le plan prévoit donc la mise en place d’une interdiction partielle de la publicité sur l’alcool. Les médecins estiment que cela ne va pas assez loin et réclament une interdiction totale. Il ne sera également plus possible, dans le cadre d’une campagne de promotion pour un produit non alcoolisé, de proposer ou de donner gratuitement des boissons alcoolisées.
“Globalement, il manque un plan de prévention marquant. Pour chaque euro gagné, on devrait investir au moins la moitié dans la prévention mais rien de tout cela n’est fait. Le prix de l’alcool est également un problème. Le prix à l’unité devrait être augmenté car si ce n’est pas le cas, une bière n’a pas besoin de faire sa pub. Elle n’est pas chère et son prix suffit à faire sa propre publicité, c’est une situation absurde. Et au niveau de l’étiquetage, on est également très déçu. Aujourd’hui, on a mis en place des contraintes sur les aliments, les cigarettes mais pas sur l’alcool. Il n’y a pas d’étiquetage nutritionnel, le logo à l’égard des femmes enceintes n’est pas assez visible et on ne sait pas exactement ce qu’il y a dans une bouteille”.
Le plan prévoit aussi d’interdire la vente d’alcool la nuit dans les magasins le long des autoroutes, entre 22h00 et 07h00, et en permanence dans les distributeurs automatiques et dans les magasins des hôpitaux.
“Une mesure typiquement belge, juge le Dr Orban. Les stations-service sont sûrement l’endroit où on en consomme le moins. D’autant plus qu’il est tout à fait possible de faire son stock de bières avant de prendre la route. C’est de la mauvaise foi crasse. Moi je consomme de l’alcool et j’aime ça, je suis d’ailleurs pour une société où on peut s’amuser. Je suis pour un usage convivial mais on ne fait pas assez passer le message que l’alcool reste nocif. On stigmatise les alcoolodépendants mais on ne s’occupe pas de tous les autres”.