Après la cérémonie, cet ancien critique pour un guide concurrent sévère avec l’institution: "Le Guide Michelin ? C’est devenu un bottin de décoration"
Ancien critique pour un guide concurrent, Philippe Limbourg estime que le guide Michelin a ses avantages et ses défauts.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/0bcabb2b-5fca-4469-85fd-5e47ce459664.png)
Publié le 13-03-2023 à 18h25 - Mis à jour le 13-03-2023 à 19h17
:focal(2995x2005:3005x1995)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/WNCZYIERMBEQFNUNCQI4XAGYEU.jpg)
La date est attendue avec impatience dans le petit monde de la gastronomie. Avec une certaine anxiété, aussi, pour des dizaines de restaurateurs qui tantôt espèrent l’attribution d’une étoile, nouvelle ou supplémentaire, à afficher sur la devanture de leur enseigne, tantôt craignent la disparition d’un “macaron” synonyme de perte de clientèle. Le célèbre guide Michelin a livré son traditionnel verdict. Et si certaines adresses étoilées conservent leurs précieuses, l’édition 2023 du guide rouge alimente, comme chaque année, les polémiques. “Je ne comprends pas. Nous avons toujours continué à travailler avec la même rigueur. C’est triste à mourir”, avait écrit Stéphane Buyens, patron du restaurant De Fox, situé à La Panne, annonçant dimanche soir déjà qu’il allait perdre sa deuxième étoile.
En France, la sortie du guide, il y a quelques jours, a aussi fait couler beaucoup d’encre, avec la perte de sa troisième étoile pour le restaurant de Guy Savoy, considéré comme l’un des meilleurs chefs au monde, et la rétrogradation à un seul macaron de Christopher Coutanceau pour son restaurant installé à La Rochelle.
Pour expliquer ses choix, le célèbre guide rappelle, inlassablement, son indépendance face aux pressions extérieures, nécessitant l’anonymat le plus complet de ses inspecteurs. Et de leurs passages, plusieurs fois par an, dans les restaurants ciblés. “Avec une décision finale qui est collective”, indique Werner Loens, directeur du guide Michelin Benelux.
Cela n’empêche pas les surprises et polémiques. Notamment sur un système de notation parfois très obscur. Un sondage, qui n’a aucunement la prétention de se vouloir scientifique, réalisé sur notre site, indique que 75 % de nos lecteurs estiment qu’il faille revoir le système de notation, qu’ils jugent trop arbitraire.
Connexion en cours
Ancien directeur de la version Benelux du guide concurrent Gault&Millau durant 15 ans, Philippe Limbourg, aujourd’hui reconverti, connaît très bien le monde de la critique gastronomique. “Au fil des années, le guide Michelin a mis en lumière des adresses et il en a fait des marques, estime-t-il. Sans Michelin, qui irait manger à Manigod (NDLR : village de l’un des restaurants de Marc Veyrat, l’homme au chapeau) ? On ne peut pas nier que Michelin a fait du bien à la gastronomie française. Ces marques sont aujourd’hui devenues des institutions. Elles le doivent à Michelin mais n’auraient sans doute plus vraiment besoin de lui pour exister, surtout à l’heure des réseaux sociaux. Michelin garde toutefois un impact considérable sur les réservations. Se voir décerner sa première étoile, c’est la garantie d’avoir son carnet de réservations plein pour les quatre prochains mois. Mais ça attire aussi une clientèle qui va peut-être être plus exigeante, qui voudra un voiturier, un majordome, un sommelier…”
Selon Philippe Limbourg, les chefs travailleraient de moins en moins dans l’objectif d’obtenir une étoile. “Avant, c’était un objectif certain. Désormais, de plus en plus travaillent pour leur plaisir et celui du client. Et si l’étoile vient, tant mieux.”
“Retirer une étoile à un grand chef, c’est aussi un moyen de faire le buzz.”
Cela étant, Philippe Limbourg dénonce des dérives de plus en plus prégnantes dans le guide au Bibendum. “Le guide Michelin fait aujourd’hui ce pour quoi il a été créé, c’est-à-dire entretenir la marque Michelin. Défendre la gastronomie, c’est fini. Il y a beaucoup de marketing dans le fait de décerner d’une étoile. C’est aussi une manière de faire le buzz. Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe : alors qu’il faut parfois plusieurs années d’une extrême constance pour obtenir une étoile, les candidats de Top Chef qui ouvrent leur restaurant ont de plus en plus souvent une étoile dès la première année.”
C’est le cas pour Mallory Gabsi cette année notamment. Comme l’avait été la première étoile obtenue par Alexandre Dionisio, candidat belge de la saison 2 de Top Chef, six mois seulement après avoir ouvert son restaurant. Et le jeune chef de l'année 2023, Mathieu Vande Velde (saison 12 de Top Chef), n'est chef d'un restaurant qui n'est ouvert que depuis août. “Ce genre de nomination permet pour le guide d’être mis en avant dans les médias. Donner une étoile à un ancien candidat de Top Chef, c’est s’assurer une visibilité médiatique. Tout comme en retirer une à un géant de la gastronomie. Au final, cela remet la marque dans l’esprit des gens qui, au moment de changer leurs pneus, vont immédiatement penser à Michelin.”

Philippe Limbourg tempère toutefois : toutes les décisions ne sont pas faites uniquement dans le but de faire du buzz. Certains méritent leur étoile, et d’autres méritent de la perdre. “Ce n’est pas parce qu’on a trois étoiles qu’on ne peut pas en perdre une. Sur ce point Michelin a raison : si la qualité baisse, l’étoile ne peut être maintenue. Du temps où j’exerçais, j’ai moi-même dû retirer des points à des pointures comme Yves Mattagne et Lionel Rigolet qui portent pourtant la gastronomie en Belgique. Mais j’ai eu la décence d’aller à leur rencontre pour leur expliquer pourquoi.”
" Je ne suis pas sûr que le meilleur des cassoulets toulousains plaise aux Coréens"
L’autre regret de Philippe Limbourg réside dans l’homogénéisation de la cuisine mondiale à laquelle concourt, “malgré lui”, le guide Michelin. “Quand un restaurant a deux ou trois étoiles, des guides étrangers viennent tester les restaurants. C’est un peu paradoxal : alors que Michelin prône de plus en plus le local – notamment avec son étoile verte -, les restaurateurs doivent plaire aux Américains, aux Coréens, aux Allemands, aux Argentins… Or, je ne suis pas sûr que le meilleur des cassoulets toulousains plaise aux Coréens. Aujourd’hui, Michelin met en avant des plats pour lesquels des gens seraient prêts à prendre l’avion pour aller manger. En oubliant que ce sont les voisins qui font vivre le resto. Heureusement, les chefs sont de moins en moins stupides : ils savent que ceux qui permettent de payer le salaire, ce sont leurs voisins, pas ceux qui vivent à New York ou Singapour.”
Et de terminer sur le nombre de testeurs, jugé insuffisant. “Le Michelin reprend plus de 2.000 adresses seulement 4 critiques (NDLR : Werner Loens parle de plus d’une douzaine). Il ne faut pas avoir fait un doctorat en mathématiques pour se rendre compte qu’il y a un problème, que tous les restaurants ne peuvent être testés chaque année. En réalité, 20 % des restaurants sont testés pour l’assiette qui reçoit Bib et étoiles. Pour 75 % du reste, c’est le cadre, l’ambiance, qui est cotée. Pas l'assiette. En cela, le Michelin est devenu un bottin de décoration.”