"Y a pas de souci!", "C'est compliqué, j'avoue...": mais que sous-entendent ces tics de langage? La chronique psy-toyenne
Tous ces petits mots, ces interjections, ces ponctuations au bout de nos phrases qu'on sort à longueur de temps ! On a tous eu un prof qui répétait en boucle "Voyez-vous" ou "En fait, en fait", un ami qui place dix fois de suite des "en mode", une pro du "y a pas de souci" ou ceux qui parlent de "tuerie" devant un éclair au chocolat... Pourquoi ça nous arrive ? Et pourquoi ça nous énerve ?
- Publié le 26-06-2022 à 16h56
- Mis à jour le 27-06-2022 à 11h37
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On a tous eu un prof qui répétait en boucle "Voyez-vous" ou "En fait, en fait", un ami qui place dix fois de suite des "en mode" dans une discussion de 20 secondes... Et ceux-là, ils vous parlent : Frère, wesh, genre, c'est compliqué, y a pas de souci, en fait, en mode, j'avoue, et après, de ouf, cette tuerie ! Souvent on ne les entend plus nous-mêmes alors que ceux employés par les autres nous frappent et peuvent même nous énerver au plus haut point.
Une étude d'Harvard a étudié le phénomène des tics verbaux et les résultats sont interpellants quand même : un locuteur a 5 tics par minute en moyenne, soit 1 tous les 12 secondes ! C'est une chose à laquelle on ne pense pas, et qui peut dépendre aussi de notre état de stress : on s'y raccroche parce que c'est quelque chose que l'on reconnaît, qui est comme un doudou pour le cerveau ! Et quand on commence à y réfléchir pour contrôler ce tic, on n'y arrive rarement ! C'est un moment où le sens et la syntaxe ne servent plus à rien, on utilise un autre mot pour temporiser ou pour souligner sans apporter d'information.
Des tics qui sont des marqueurs de la société
Mais au-delà de ces petits mots qui meublent ou temporisent ou rassurent, il y a des tics de langage que j'appellerai plus "sociétaux" et qui signifient quand même quelque chose. Avez-vous remarqué que "en vrai", "de base", "vraiment" "IRL", "on est sur...", "en mode" sont apparus depuis quelques années et on envahi les propos des uns et des autres. De même que ces fameux "y a pas de souci" ou "no stress" que la moitié de la population emploie et que l'autre déteste s'entendre dire ! En fait, on pourrait dire : "Dis moi quel tic de langage tu emploies et je te dirais qui tu es !
Ces expressions arrivent sur le mode invasif et soulignent finalement des faits de société. On peut comparer ces tics comme des mots plantes vivaces qui poussent sur un terreau propice : de base, en vrai, vraiment, c'est compliqué sous-tendent quelque chose : certainement une volonté de retour à la réalité alors que les réseaux sociaux et le virtuel ont pris énormément de place.
Toujours plus d’intensité
On est aussi dans une société du "plus" : plus de sensations, plus de contacts, plus d'intensité, plus de réactions, plus de "vues", plus d'étalage de sa vie et voilà qu'apparaissent les "quelle tuerie", en PLS, "C'est mortel", "je suis en bad" et tous les adjectifs forts pour commenter des posts par exemple qui sont vus, repris, répliqués, vitesse grand V. Le "super" ne suffit plus du tout ! Cela dit, certaines personnes sont plus perméables aux nouveaux modes de langage, par désir de sociabilité au travers d'un esprit grégaire, une volonté d'appartenance à un groupe, à une tribu, de ressemblance : on "attrape" en quelque sorte un tic de groupe, c'est les "thug life" ou "de ouf" des plus jeunes par exemple. Il y a une quête d'identité en quelque sorte. Cela devient un jargon qui appartient à différents âges, surtout les ados, les jeunes adultes, comme avant il y avait un jargon dans les professions ! La volonté d'appartenance peut même parfois pousser un peu au ridicule, car il faut vraiment avoir l'art de récupérer les mots des jeunes pour ne pas faire tâche... ok boomer !
Ces mots qui énervent
Et puis il y a ces tics verbaux qui énervent au plus haut point certains, non pas dans leur sens littéral mais dans ce qu'il ne semble sous-entendre. "Y a pas de souci" signifie que l'autre (c'est-à-dire nous) pourrait penser qu'il y a un souci, pareil pour le "pas de stress" qui sous-entend que nous, nous avons un stress. Et quand ça nous énerve, cela nous apprend sur l'autre et sur nous : on voit les murs entre les "cultures". On pourrait essayer de fremplacer le y a pas de souci par "Avec plaisir", ce serait certainement plus positif et rassembleur... de ouf.
> Anne-Françoise Meulemans est médecin psychothérapeute, coordinatrice d'e-mergence et CentrEmergences. Chaque semaine, elle aborde ici une question psy ou citoyenne que chacun pourrait se poser par rapport à soi ou à la société.