Dans son dernier film, Spielberg dévoile un secret occulté presque toute sa vie: "J’ai longtemps porté ce fardeau, j'ai dû l’exorciser de mon âme"
Le nouveau film du réalisateur est le plus personnel de sa carrière. Il y dévoile un secret occulté presque toute sa vie.
Publié le 18-02-2023 à 18h22 - Mis à jour le 18-02-2023 à 20h09
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”Spielberg est sans conteste l’artiste le plus populaire et marquant du vingtième siècle. Et aussi le plus incompris.” L’affirmation est de Michael Crichton, auteur du roman Jurassic Park. The Fabelmans, le 34e film de Steven Spielberg, devrait permettre de mieux comprendre le réalisateur. À 76 ans, il livre aujourd’hui son film le plus personnel, le plus introspectif.
The Fabelmans, qui sort en Belgique le 22 février, vaut à Spielberg sa neuvième nomination à l’oscar du meilleur réalisateur. La première remonte à 1978 avec Rencontre du troisième type. Il obtenu son premier trophée à 1993 pour La Liste de Schindler, puis pour Il faut sauver le soldat Ryan (1998). S’il remporte le 12 mars son troisième oscar de la meilleure réalisation, The Fabelmans bouclerait alors, en beauté, le récit intime qui traverse tous ses films : l’histoire de sa famille.
Il était une fois, donc, Sammy, seul fils et aîné de quatre enfants de Mitzi (Michelle Williams) et Burt (Paul Dano). A six ans, une séance de cinéma le traumatise. Sammy surmonte sa peur en reproduisant une scène avec ses jouets devant la caméra de son père. Il a découvert sa vocation. Sammy Fabelman, vous l’aurez compris, c’est Steven Spielberg. “J’ai fait une thérapie à 40 millions de dollars…” a plaisanté Spielberg, en référence au budget de The Fabelmans. Il était une fois, donc, Steven Spielberg…
Avertissement : The Fabelmans est inspiré de la jeunesse de Spielberg. Cet article contient donc des spoilers.
Un père ingénieur et vétéran
Steven Allan Spielberg est né le 18 décembre 1946, à la fin de la première année du Baby-Boom. Son père Arnold Spielberg (1917-2020) est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale. “Mon père faisait partie de la “Grande génération” (celle qui a combattu durant la Seconde Guerre mondiale, NdlR) rapporte Steven Spielberg. Il est radio dans une escadrille de B-25, stationnée en Birmanie. “Mais il était si doué en électronique qu’ils l’ont cloué au sol et l’ont chargé d’une sorte de communication sol-air.”
Démobilisé, Arnold épouse Leah Posner. Il décroche une licence d’ingénieur en électronique. Il gravit les échelons de ce qui va devenir l’informatique. Il est reconnu comme un des pionniers de la micro-informatique dans les années 1960. Sa famille a été ballottée au gré de son ascension professionnelle, de Cincinatti, où Steven est né, au New Jersey, puis en Arizona et, enfin, en Californie.

Une mère artiste et fantaisiste
Leah Posner (1920 – 2017) a appris le piano dès l’âge de cinq ans. Concertiste réputée à Cincinnati, elle a renoncé à sa carrière pour devenir mère de famille. Bien que fille de Juifs orthodoxes, Leah est une Américaine moderne. Dans les années cinquante, elle arbore une coupe à la garçonne, porte des pantalons… “Elle était une artiste de la scène, mais elle était aussi, en tant que mère, l’incarnation artistique d’une mère” confiait récemment Steven Spielberg dans un entretien.
Steven est l’aîné et le seul garçon de quatre enfants. “Il y avait Steven, les trois filles et moi” a expliqué Leah. “En fait, je pense que nous étions plutôt heureux. Mes enfants et moi formions une sorte de gang. C’était comme quatre petits enfants et cette mère d’un mètre cinquante, et nous courions tous ensemble.”
Dans The Fabelmans, les sœurs de Sammy appellent leur mère par son petit nom, Mitzi, qui fait les 400 coups avec ses enfants. “Mes trois sœurs, depuis leur plus jeune âge, refusaient de l’appeler Maman et ne l’appelaient que Lee, son prénom”, dit Spielberg de sa mère Leah. “J’étais le seul à l’appeler Maman. Elle souhaitait faire partie de notre bande et n’était pas motivée à l’idée de nous fliquer ou d’être l’infirmière de service. Elle voulait être notre égale.”

Des grands-parents juifs ukrainiens
Les grands-parents Spielberg sont des Juifs originaires d’Ukraine. Les Spielberg étaient souvent la seule famille juive du quartier. “Nous n’étions pas totalement acceptés”, se souvenait Leah, la mère de Spielberg, pour le New York Times, en 1993. “Nous étions toujours à la périphérie. C’était probablement en partie ma faute. Je ne voulais pas vivre dans les quartiers juifs.” Certains détails ne trompent pas, comme l’absence d’illuminations de Noël sur la maison des Spielberg, qui interroge aussi le petit Sam dans The Fabelmans. Ou lorsque le grand-père maternel, Fievel Posner interpelle Steven par son prénom hébraïque, Shmuel (Samuel ou… Sam). “J’étais embarrassé, j’étais gêné, j’étais toujours conscient de me démarquer à cause de ma judéité”, a confié le réalisateur.

Le film fondateur
En 1952, Leah et Arnold emmènent Steven au cinéma pour la première fois. Le film à l’affiche est Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille. Le film s’achève par une scène impressionnante quand deux trains entrent en collision. La magie opère sur le garçon de six ans. “Mon premier film m’a foutu la trouille, et je ne l’oublierai jamais” se souvient-il encore. “Je m’enfonçais aussi bas que possible dans mon siège pour ne pas voir l’écran.”
Steven va extérioriser cette peur. “J’avais un train électrique – et en regardant le train dérailler […], j’ai pu intuitivement reprendre le contrôle de ma peur.” A onze ans, Steven recrée la scène avec la caméra Kodak 8mm de son père. “Ça m’a aidé à en avoir le contrôle total. C’est moi qui provoquais quelque chose qui allait peut-être effrayer d’autres personnes, mais plus moi-même.” Sa vocation d'entertainer est née. Sous le plus grand chapiteau du monde a eu une autre influence sur Steven. Charlton Heston y porte durant tout le film une veste de cuir et un Fedora sur la tête : les atours d’un certain Indiana Jones.

Des films amateurs
La découverte de La Prisonnière du désert de John Ford inspire au Steven de 12 ans un western.” Je n’ai pas fait d’école de cinéma. J’étais autodidacte” s’enorgueillit encore Spielberg. Contraint de changer d’école régulièrement, le jeune Spielberg se fait de nouveaux amis en les impliquant dans ses films. Les souvenirs de son père vétéran l’inspirent. “J’ai fait un film sur l’armée de l’air de la Seconde Guerre mondiale intitulé Fighter Squadron en noir et blanc quand j’avais environ 14 ans” rapportait récemment le réalisateur sur NPR, la radio publique américaine. “Escape To Nowhere, que je dépeins dans The Fabelmans, est un film réel que j’ai fait quand j’avais environ 16 ans.”

L’antisémitisme
”Je n’ai pas subi l’antisémitisme en grandissant en Arizona, mais j’y ai été confronté en terminant le lycée en Californie du Nord” confie le réalisateur. “J’ai reçu des gifles et des coups de pied au sol […]. On me jetait des pièces de monnaie. Des gens “éternuaient” le mot “juif” dans leur main en passant devant moi dans le couloir…” “[L’Holocauste] était une abstraction pour moi”, a déclaré Spielberg au Hollywood Reporter, mais lorsqu’il subit ces violences, “ces histoires ont soudainement pris un sens personnel pour moi. Et cela a façonné une grande partie des histoires que j’ai racontées par la suite.”
Pour se protéger et se faire accepter, Steven recourt à son hobby. “Durant ma dernière année de lycée, la caméra est devenue mon arme défensive”. Il offre le rôle principal d’un film à l’un de ses harceleurs. La victime reprend le contrôle sur son bourreau. “La caméra a été un passeport social” affirme le réalisateur. L'histoire ne dit pas ce qu'il est advenu de l'autre.

Le secret
The Fabelmans révèle comme Steven a découvert à seize ans un secret qui mine ses parents (on n’en dira pas plus). “C’était quelque chose que je ne pouvais voir que sur un film. […] Après ça, il y avait un secret entre moi et ma mère.” Sur le tournage de Munich, le réalisateur le confie au scénariste Tony Kushner. “Un jour, tu devrais en faire un film” affirme Kushner. C’est en rendant des visites à son père durant la pandémie que Spielberg a le déclic : “Quelle est l’histoire que je regretterais de ne pas avoir racontée ?” se demande-t-il. “J’avais porté ce fardeau pendant toutes ces années. Et j’ai dû l’exorciser de mon cœur et de mon âme… et une fois que c’était expurgé, j’ai regretté de ne pas l’avoir partagé avec mon père [qui est décédé en 2020].”

John Ford
L’anecdote est connue : adolescent, Steven Spielberg a réussi à obtenir une brève entrevue avec John Ford, qu’il considère comme le “Shakespeare américain”. Dans The Fabelmans, la rencontre entre Sam et le mythique réalisateur est fidèle à ce qu’en rapporte Joseph McBride, biographe des deux réalisateurs. Le cinéma de Spielberg est traversé de références à Ford. L’ouverture d’Indiana Jones et la dernière croisade (1989), avec sa patrouille de scouts chevauchant dans les canyons de l’Utah, rappelle les films de cavalerie de Ford. Spielberg a offert un petit rôle mémorable à Ben Johnson, acteur fétiche de Ford, dans son premier film de cinéma, The Sugarland Express (1974). Dans E.T., une scène de L’Homme tranquille, de Ford, permet à E.T. de suggérer à Elliott une stratégie de séduction. Dans The Fabelmans, enfin, le film qui inspire à Sam un de ses films amateurs est L’homme qui tua Liberty Valance. L’intrigue de ce western porte sur l’interprétation d’un événement, perçu différemment par les protagonistes. Un écho au secret que Sam/Steven a découvert et caché. Le dilemme du personnage de Vera Miles dans Liberty Valance reflète celui de Mitzi/Leah. Jusqu’au bout, Ford est resté un révélateur pour Spielberg.