”J’ai demandé à mon père : c’est quoi, l’indépendance ?”: les “kokos”, grands-mères congolaises de Bruxelles, slament pour se raconter
C’est comment, d’avoir 10 ans quand le Congo prend son indépendance ? C’est comment, d’arriver en Belgique en débarquant d’Afrique ? Que reste-t-il de cette migration ? 9 grands-mères congolaises de Bruxelles se racontent sur scène avec la poétesse Joëlle Sambi. Ces “kokos” comme on dit en lingala, rient, pleurent et dansent.
Publié le 16-03-2023 à 13h45
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”Il y avait du sang, beaucoup de sang”
Au milieu de la scène, Régine Pamba scande ses souvenirs. Il y a de l’horreur. Il y a du bonheur aussi. La Congolaise de Bruxelles, 73 ans, raconte. Dans son dos, d’autres “kokos” comme on désigne les grands-mères en lingala, rythment ses mots par leurs approbations. C’est le “Koko Slam Gang”, une équipe de 9 Congolaises entre 70 et 80 ans. L’autrice Joëlle Sambi les a convaincues de raconter leur histoire. Et de la slamer au théâtre. Ce 17 mars 2023, l’équipe livre son spectacle à un Théâtre National complet. Alors les kokos s’échauffent.

Le cœur du gâteau
”À la proclamation de l’indépendance du Congo par la Belgique, le 30 juin 1960, j’avais 10 ans. Mais l’histoire pour moi a commencé 2 ans avant”, se confie Régine Pamba durant une pause entre les répétitions. “La capitale s’appelait Léopoldville, on était colonisés. À Berlin, Léopold II a reçu le cœur du gâteau”. Ces mots se retrouvent dans le texte de la pièce. “Il était sanguinaire. On était des esclaves. J’ai appris l’histoire de mon père. Il avait fait des études, il travaillait dans l’administration : il faisait partie de la classe sociale qu’on appelait 'les évolués' ou 'les immatriculés'. Avec ses collègues, ils parlaient sans arrêt de l’indépendance. Je lui ai demandé : 'c’est quoi l’indépendance ?' Et lui : 'C’est quand nous les noirs, nous aurons les mêmes droits que les blancs'”.

C'est une traversée, (...) l'histoire congolaise liée à l'histoire belge. Mais pas la grande histoire: c'est du vécu.
En donnant la parole et la scène à ces kokos, Joëlle Sambi veut transmettre. “Elles répondent à la question : 'Si vous deviez mourir demain, quel message laisseriez-vous au monde ?' À partir de là, on a tissé les souvenirs”. Qui se matérialisent dans un tricot infini. “C’est une traversée, avant, pendant, après l’indépendance, la migration, l’histoire congolaise liée à l’histoire belge. Mais pas la grande histoire : c’est du vécu, ce que ça dit de l’histoire quand on raccroche tout”.
Directrice

Pour Marie-Louise Wamaya Bola, 69 ans, c’est avant tout “une histoire collective. C’est important de partager ces moments ensemble. Ce dialogue entre nous, ça fait du bien”. Alphonsine voulait ainsi transmettre “mon départ du Congo pour aider ma fille à Bruxelles. Elle est partie étudier ici, est revenue se marier au Congo puis son mari l’a rejointe en Belgique. Avec 3 enfants, c’était pas facile. Moi j’étais bien chez nous, j’étais fonctionnaire : inspectrice du travail, jusqu’à devenir directrice. J’ai tout quitté en 2005. Ma fille elle était graduée en sciences financières mais nos diplômes congolais, ils sont pas reconnus en Europe. 'Buiten UE' c’est marqué. Alors elle a fait infirmière”.

C'est une histoire collective. C'est important de partager ces moments ensemble. Ce dialogue entre nous, ça fait du bien.
Comment apprend-on le slam quand on a 76 ans comme Alphonsine ? “Moi je suis à la maison, à Sint-Pieters-Leeuw. Je fais rien. Alors je me suis engagée. C’est une distraction. Mais je dois rester assise à cause de mes arthroses. Quand quelque chose va pas, il faut le dire au lieu de bouder !” Quand elle a rencontré les kokos, Joëlle Sambi a dû leur expliquer. “Elles demandaient ce que c’était, 'cette chose'. Mais moi aussi j’ai dû adapter mes envies de slam pur. Certaines ont l’habitude de faire des blagues, d’autres de raconter. Moi j’utilise le slam, la vidéo. Ce mélange, cette hybridité, qui figurent chaque personne. On n’est pas que neuf Congolaises migrantes, on est ça et autre chose”.
Une voiture Opel

Régine Pamba est arrivée en Belgique en 1996, à cause de la guerre. Elle fronce les sourcils, tord la bouche. “C’est pas un bon souvenir. Ça tirait partout. Le parcours du combattant”. La poétesse vient à son secours. Elle cite cette expérience d’une “femme noire, âgée, qui arrive à la Commune de Koekelberg face à un homme blanc, plus jeune, qui n’a pas envie de comprendre. Ce qui me marque le plus, c’est qu’elles ont tout vécu. Pour moi, le 30 juin 1996, l’indépendance, c’était le début. Je suis née bien après. Elles, elles étaient là avant, elles ont tout traversé”.

Mon papa m'a dit qu'on allait habiter en ville, aller à l'école avec les blancs et avoir une voiture.
Cette indépendance définie par son papa, on y est selon Régine Pamba ? “Il m’a dit qu’on allait habiter en ville, aller à l’école avec les blancs et avoir une voiture”. Tout ça, c’est arrivé. “En 59. On avait une voiture noir-blanc, Opel Rekord”. Et cette indépendance, en 2023 ? Les yeux se plissent. “On n’est pas tout à fait à 100 %”. Joëlle Sambi : “les kokos ne mâchent pas leurs mots ni moi les miens. Ça caresse pas dans le sens du poil. Mais je suis résolument optimiste. C’est ce qui permet de tenir. Avec la colère. Alors ça finit en danse. C’est pas parce qu’on est en colère qu’on peut pas le dire en dansant”.
+“Koko Slam Gang”, ce vendredi 17 mars 2023 à 20h au Théâtre National dans le cadre du festival MàD, Les Mots à Défendre.


