Le “Happy Ramadan” de Pascal Smet doit-il investir Bruxelles ? “Il existe une forme d’hypocrisie” sur ce débat
La professeure de science politique à l’ULB Corinne Torrekens constate que “nous sommes dans une société sécularisée où le religieux a perdu son impact en tant que force sociale mais une série d’éléments religieux participent de notre relation à la religion.”
Publié le 30-03-2023 à 08h30 - Mis à jour le 30-03-2023 à 08h40
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Ce mardi, Pascal Smet (one.brussels) proposait que l’on marque le ramadan bruxellois par des illuminations spécifiques dans l’espace public, comme c’est le cas à Londres. “Happy Ramadan” peut-on lire sur des guirlandes illuminées, non plus de Noël mais du ramadan, sur la voie publique.

Semaine passée, plusieurs théâtres bruxellois ont annoncé adhérer au label Ramadan friendly. Lancée par le Kaï Theater, l’initiative a déjà séduit une vingtaine d’établissements culturels dont le théâtre 140. Ici par exemple, il est possible de rompre le jeûne en salle. “De l’eau sera mise gratuitement à disposition au bar. Si vous emportez votre nourriture, merci de prendre des emballages qui ne font pas trop de bruit afin de ne pas perturber le spectacle”, expliquent les organisateurs du 140.
Rompre le jeûne pendant une pièce de théâtre
Ces accommodements raisonnables trouvent-ils un écho positif au sein des formations politiques bruxelloises ? Nous leur avons posé la question. Les réponses sont mesurées, l’électorat musulman pèse un certain poids à Bruxelles. Pour Les Engagés, tout est question de mesure. “Toutes les religions doivent être traitées sur un pied d’égalité, sinon ces mesures et déclarations sont juste une manière d’attirer des voix.” En ce qui concerne les mesures prises dans les théâtres, le chef de groupe Christophe De Beukelaer estime “normal qu’un théâtre essaie d’adapter ses heures pour correspondre aux besoins des spectateurs”. Mais se crispe sur la rupture du jeûne en pleine pièce. ” Cela semble difficile à mettre en place sans gêner les autres spectateurs car alors le théâtre doit permettre à chacun de manger pendant toute l’année.” Il affiche enfin son scepticisme au sujet des illuminations Happy Ramadan. “Les illuminations de fin d’année ne sont depuis longtemps plus uniquement des illuminations chrétiennes mais bien le symbole de la lumière, au moment où les journées sont les plus courtes, et de féerie du passage de l’An et des fêtes de fin d’année dans lesquelles chacun met ce qu’il veut.” Pas d’opposition de principe donc mais “il faut alors que ce soit possible pour toutes les fêtes cultuelles, ce qui semble faire beaucoup de coûts”.

Les libéraux bruxellois adoptent une position plus radicale. “Bruxelles est une ville cosmopolite aux multiples communautés et religions. C’est pourquoi nous sommes attachés à la neutralité de l’espace public avec la liberté pour les croyants de célébrer leur culte dans la sphère privée”, commente leur chef de groupe David Leisterh. “La neutralité est ce qui permet le respect de toutes les croyances sans en favoriser une plus qu’une autre.”
”Les socialistes d’aujourd’hui semblent faire tout ce qu’ils peuvent pour introduire la religion dans la vie publique”
Posture inverse chez Ecolo : “Bruxelles est déjà régulièrement décorée pour Noël et Hanouka. Cela pourrait aussi être le cas à l’occasion du mois de Ramadan. Créer des événements autour de ces grandes fêtes religieuses et culturelles, c’est l’occasion de célébrer la diversité qui fait la richesse de notre capitale. Pour Ecolo, cela pourrait aussi être l’occasion de proposer des moments d’échanges et de rencontres.”
Côté N-VA, on valide les initiatives locales et privées : “si des associations commerciales ou de quartier veulent installer un éclairage d’ambiance dans certains quartiers ou célébrer des fêtes spécifiques – qu’elles soient religieuses ou non -, il s’agit d’initiatives louables qui peuvent avoir un sens au niveau commercial et bénéficier à la création du sentiment d’appartement”. Mais dénonce l’investissement public. “Ce n’est pas aux pouvoirs publics de prendre ce genre d’initiatives. Ils ne doivent pas non plus l’interdire. Bien sûr, cela va trop loin lorsque des centres culturels fonctionnant avec l’argent des contribuables adaptent toute leur organisation pour s’adapter à une religion en particulier”, commente la députée Cieltje Van Achter qui tacle le PS par la même occasion : “je trouve frappant de constater que les socialistes d’aujourd’hui semblent faire tout ce qu’ils peuvent pour introduire la religion dans la vie publique. Après des décennies d’opposition au pouvoir de l’Église catholique, ils s’éloignent de la neutralité de l’tat. Sur ce point, nous divergeons clairement.”
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Défi adopte une position assez similaire à celle de la N-VA. “Cela ne me choque pas que les commerçants et/ou associations de quartiers multiplient les décorations et profitent des fêtes religieuses ou des fêtes nationales d’autres pays pour augmenter leur attractivité commerciale de certains quartiers”, note le chef de groupe Emmanuel De Bock. “Certaines “fêtes” tiennent plus de prétextes à un certain folklore commercial que de la volonté réelle à fêter un rite particulier. Idem avec un théâtre qui veut adapter ses horaires et fait avant tout un calcul commercial. C’est son choix et son risque.” Le député attire néanmoins l’attention “sur le fait que les cultes reconnus sont subventionnés et que les pouvoirs publics ne doivent pas se substituer aux cultes dans l’organisation de certains événements. Égalité de traitement et accessibilité pour tous.”
Pour la professeure de science politique à l’ULB Corinne Torrekens, ce débat sur la présence du religieux dans l’espace public relève d’une certaine forme d’hypocrisie. “Nous sommes dans une société sécularisée où le religieux a perdu son impact en tant que force sociale mais une série de traditions participent de notre relation à la religion. Ainsi, la Ville de Bruxelles installe une crèche sur la Grand-Place alors qu’elle tient une politique stricte en matière de religion. Tandis que de nombreux villages wallons organisent des processions de la vierge. Donc le religieux catholique est encore fort présent dans l’espace public. A contrario, la volonté d’inclure les nouvelles communautés a généré la volonté d’effacer ces marqueurs publics. On ressent cette volonté de faire disparaître la présence du religieux afin de ne pas accommoder. Ce débat est lié à l’inclusion de l’islam dans notre société. Plutôt que d’inviter une nouvelle religion – avec par exemple un jour de congé officiel pour l’Aïd-el-Kébir-, plutôt que d’inviter une nouvelle religion dans cet espace, on préfère gommer l’ensemble des signes religieux. Parce que l’islam fait peur. J’y vois une forme d’hypocrisie.”
”Personne n’est gêné par une crèche, un sapin de Noël, une chasse aux œufs de Pâques. Par contre, quand c’est l’islam, ça fait débat.”
En ce sens, Pascal Smet va à l’encontre de ce principe d’effacement du religieux dans l’espace public. “Il prône une vision inclusive du religieux de l’autre. Les manifestations, quelles qu’elles soient, de la religion catholique ne sont plus visibles à nos yeux. Personne n’est gêné par une crèche, un sapin de Noël, une chasse aux œufs de Pâques. Par contre, quand c’est l’islam, ça fait débat.”
La spécialiste de l’ULB pose également la question de leur pertinence des accommodements proposés par certains théâtres bruxellois. “On sent que la vision de personnes extérieures à la pratique du ramadan est parfois fortement imprégnée d’une logique areligieuse. Rompre le jeûne, ce n’est pas que se mettre à manger et boire. Ce n’est pas juste boire un peu d’eau et manger une datte. L’iftar inclut une dimension spirituelle forte, de partage, de réunion familiale, etc. Leurs mesures ressemblent plus à quelque chose de pragmatique qui ne cadre pas forcément avec les pratiques des musulmans.”