Milan-Sanremo : et si la descente du Poggio était plus importante que sa montée ?
Décisif ces trois dernières années, le toboggan qui ramène les coureurs à Sanremo peut autant se muer en juge de paix que les pentes qui le précèdent.
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Publié le 15-03-2023 à 08h31
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Posée sur un petit muret de pierres jaunes à l’angle des Via Duca d’Aosta et Grossi Bianchi, la cabine téléphonique du hameau de Poggio ne sonne désormais plus qu’une fois l’année. Samedi, sur le coup de 16h45, la porte rouge que seuls les touristes poussent encore pour un selfie résonnera de toute l’incertitude d’une course de 300 kilomètres qui se joue le plus souvent en l’espace de quelques secondes à peine. Point de basculement du balcon de Sanremo embaumé de ce parfum de mimosa si caractéristique, l’endroit matérialise la transition entre le tremplin vers la cité des fleurs et le toboggan qui ramène vers la via Roma.
Si la légende du sport cycliste préfère bien plus mythifier les ascensions que les descentes, l’histoire récente de Milan-Sanremo (lire ci-dessous) tend pourtant à prouver le rôle clé des trois kilomètres qui ramènent les coureurs sur le Corso Cavallotti, aux bords de la Mer Ligure. Et si la descente du Poggio était devenue plus importante que sa montée ?
Pour décrypter les singularités de cet étroit serpentin d’asphalte qui sillonne entre les serres posées en terrasses, Simon Clarke a accepté de nous servir de guide. À 36 ans, l’Australien de chez Israël-Premier Tech est un interlocuteur de choix puisqu’il détient sur la plateforme Strava le meilleur temps de ce segment. “Pour une seconde de mieux que Vincenzo Nibali (NdlR : 3:11 contre 3:12 à l’Italien), ce qui constitue une belle référence !, rigole le vainqueur de l’étape des pavés du dernier Tour de France. J’ai réalisé ce chrono sur l’édition 2021 de la Primavera. J’évoluais alors au sein de l’équipe Qhubeka et incarnais le dernier équipier encore aux côtés de notre leader Giacomo Nizzolo. Nous avions basculé au sommet du Poggio dans un second groupe mais je pensais la jonction sur la tête de course encore possible et j’ai donc fait la descente à bloc pour espérer ramener mon partenaire. On sait ce que cette course peut représenter pour un sprinter italien (rires)…”


Une descente technique et athlétique plus que rapide
”Ma vitesse moyenne sur les 3 kilomètres de la descente était, cette année-là, de 56,7km/h avec une pointe à 80,3 km/h. Ce n’est pas énorme et cela traduit plutôt bien la dimension très technique de ce tronçon. Il n’y a que quatre virages où il faut vraiment freiner fort, sur le reste des courbes on est davantage dans le contrôle de son allure. C’est précisément sur ce genre de terrain qu’il est possible d’opérer de réelles différences car descendre plein pot en ligne droite, tout le monde sait faire (rires). On entre dans plusieurs virages sans en voir la sortie et il est donc essentiel de bien avoir chaque trajectoire en tête. Dans la foulée des courbes les plus lentes, il faut relancer très fort, à la manière d’un mini-sprint, et ensuite emmener du braquet dans une descente athlétique sur laquelle il est nécessaire de pédaler en de nombreux endroits. En 2021, j’y avais ainsi développé un petit peu plus de 300 watts de moyenne. Dans une descente, je peux vous assurer que c’est beaucoup (rires)… ”
Une reconnaissance essentielle
”Je n’habite pas à Monaco comme de nombreux autres coureurs du peloton pro et négocie donc moins souvent qu’eux la descente du Poggio mais j’ai pour habitude de reconnaître la finale de la Primavera le mercredi ou le jeudi avant la course, au départ d’Imperia. J’avale les 60 derniers kilomètres mais je répète toujours deux fois la Cipressa et le Poggio. Pas par intérêt pour la montée mais bien pour visualiser les descentes. Comme je vous le disais, celle du Poggio comprend plusieurs virages en aveugle qu’il faut bien avoir en tête. J’ai la chance d’avoir une bonne mémoire visuelle. Si je ferme les yeux quelques heures avant le départ, je suis ainsi capable de détailler chaque mètre ou presque de cette partie de la course.”
Une technique de freinage inspirée du MotoGP
”On a parfois tendance à croire que c’est le coureur qui freine le plus tard avant un virage qui ira le plus vite, mais c’est presque tout l’inverse. La clé, c’est de rentrer dans la courbe avec la bonne vitesse pour ne plus devoir ensuite corriger celle-ci. Si on doit actionner ses leviers quand on tourne, on perd très vite son allure mais aussi sa trajectoire. Il faut donc tenter de piloter son vélo à la manière d’un pilote de MotoGP, en virant au bon tempo et en tendant au mieux ses trajectoires. Est-il nécessaire de mettre son cerveau sur off durant trois minutes ? Non, bien au contraire, il faut être extrêmement concentré et précis dans ce que l’on fait ! Je ne me suis jamais vraiment senti en danger dans la descente du Poggio, même si le virage où Rebellin était tombé en 2007 est très piégeux car il ressemble dans ses premiers mètres aux trois courbes qui le précèdent mais doit être négocié moins vite sous peine d’une très lourde sanction… Je frissonne davantage lorsque je n’ai d’autre choix que de suivre l’allure d’un groupe auquel j’appartiens sur un tronçon que je découvre. Je n’ai pas de passé en sport mécanique mais pense avoir été bien écolé dans le travail de mes capacités en descente. Lorsque j’avais 15 et 16 ans, nous effectuions souvent des stages en montagne avec l’Institut national du sport australien au cours desquels plusieurs pros comme Baden Cooke nous accompagnaient. On tentait de prendre leur sillage dans les descentes de cols. Aujourd’hui, je considère Mohoric comme le meilleur descendeur du peloton. Il est tellement à l’aise qu’il lui arrive de faire des différences sans vraiment le vouloir (rires)… Pidcock excelle lui aussi dans l’exercice mais les autres coureurs issus du cyclo-cross, comme van Aert et Van der Poel, détiennent eux aussi un très bon feeling. ”
Le scénario des trois dernières éditions à la loupe
Depuis 2020, le toboggan menant vers la Via Roma a toujours eu un rôle clé dans la finale de la Primavera.
2022 – Mohoric et sa tige de selle télescopique
Les deux index pointés vers son vélo en franchissant la ligne de la via Roma en vainqueur, Matej Mohoric a assuré un gigantesque coup de pub au dispositif innovant qu’il avait spécialement fait installer sur son vélo pour la Primavera : une tige de selle télescopique utilisée en descente. Le champion de Slovénie réalise une descente du Poggio vertigineuse qui lui permet de s’isoler du groupe des van Aert et Van der Poel avant de résister, seul, au retour de ce petit peloton.
2021 – L’attaque de Stuyven dans le bas de la descente
Tout en bas de la descente du Poggio, quelques centaines de mètres à peine avant de rejoindre le bord de mer, Jasper Stuyven profite d’un moment d’hésitation dans un groupe de favoris alors emmené par Tom Pidcock pour placer une attaque franche et tranchante. Le Louvaniste s’isole rapidement en tête de course avant d’être rejoint sous la flamme rouge par Soren Kragh Andersen qui le relaie rapidement. Bien calé dans le sillage du Danois, le coureur de chez Trek-Segafredo lance son sprint à la pancarte des 150 mètres pour résister au retour de Caleb Ewan (2e) et de van Aert (3e).
2020 – van Aert reprend Alaphilippe
Vainqueur sortant de la Primavera, Julian Alaphilippe passe à l’offensive sur les dernières pentes du Poggio emmenant le seul Wout van Aert dans son sillage. Le Français vire au célèbre virage de la cabine téléphonique avec un avantage de quatre secondes sur l’Anversois mais une épingle mal négociée dans la première partie de la descente permet au coureur de chez Jumbo-Visma de le rejoindre rapidement. Les deux hommes se disputent ensuite la gagne lors d’un long sprint sur la via Roma au bout duquel van Aert devance le Français.
Un prof particulier pour s’améliorer en descente
Ancien vététiste professionnel, Oscar Saiz est devenu depuis plusieurs années le professeur de descente attitré du peloton. L’expertise de cet espagnol de 49 ans est extrêmement prisée par des équipes qui ont compris toute l’importance que pouvait avoir une thématique longtemps trop peu travaillée. Comme Jumbo-Visma, DSM ou Trek-Segafredo (entre autres), la formation Lotto-Dstny a ainsi fait appel aux conseils de Saiz lors de l’hiver 2021-2022.
”Le but était de donner de meilleures armes à certains dans ce contexte, détaille Maxime Monfort, le performance manager de la formation belge. L’Espagnol a une approche extrêmement didactique et s’adapte au niveau d’expertise que le coureur souhaite atteindre. Son intervention auprès de notre équipe s’étalait sur deux jours. Il apprenait d’abord aux coureurs à bien comprendre où se situait leur centre de gravité sur le vélo par de petits exercices afin de déplacer ensuite celui-ci de manière efficace une fois en descente. L’idée générale était de dévaler à de multiples reprises une chaussée qu’Oscar a identifiée au préalable. Les coureurs le suivaient d’abord pour analyser ses trajectoires, les points de freinage et les angles à adopter. On inversait ensuite les positions afin que l’expert puisse mettre le doigt sur les détails encore à corriger. La méthodologie est efficace et a toute sa place dans un cyclisme pro en quête perpétuelle de leviers d’amélioration. Lorsque j’étais encore coureur, j’ai souvent considéré le niveau général du peloton comme assez mauvais en descente. Les choses changent mais il reste encore plusieurs coureurs derrière qui il vaut mieux ne pas se trouver… Lors de mes briefings tactiques, quand j’occupe la fonction de directeur sportif, je prends d'ailleurs soin de les identifier à mes hommes et leur dis que s’ils viennent à être dans leur sillage en descente à un moment de la course, il faut alors les dépasser au plus vite…”

L’importance du matériel
Au-delà de la maîtrise technique des coureurs, la qualité du matériel mis à leur disposition revêt également une importance prépondérante. “Les pneus sont devenus plus larges avec des sections de 25 à 28 millimètres contre 21 à 23 autrefois, continue Monfort. Les études ont démontré que la résistance au roulement en est améliorée. Les gommes des constructeurs ont également fait beaucoup de progrès ce qui explique que l’adhérence générale en courbe s’est considérablement accrue. Mais la chose la plus importante, cela reste de posséder un vélo bien équilibré. Ces montures sont parfois un peu plus lourdes mais surtout bien plus stables !”