Andreï Tchmil, vainqueur à Sanremo en 1999 : “On m’a dit cet hiver que je n’avais pas les compétences pour devenir le CEO de l’équipe Lotto…”
Resté durant plus de vingt ans le dernier vainqueur belge de la Primavera, Andreï Tchmil s’est imaginé cet hiver revenir chez Lotto, son équipe “de toujours”
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Publié le 18-03-2023 à 08h44
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Le phrasé mâtiné de cette pointe d’accent slave a conservé l’élégance qui a toujours habillé Andreï Tchmil. Sexagénaire depuis la fin janvier, l’ex-emblématique coureur de l’équipe Lotto n’a rien perdu de la qualité d’un français qu’il pratique pourtant moins souvent qu’autrefois. Installé à Chisinau, la capitale moldave où il dirige une usine de cycles, le vainqueur de trois des cinq monuments du sport cycliste (Roubaix 94, Sanremo 99, Ronde 2000) s’est un temps imaginé cet hiver revenir vivre en Belgique afin d’y prendre la tête de l’équipe Lotto. “Cela aurait été une belle histoire, mais la vie en a décidé autrement.” Pendant plus d’une heure, le papa des petits Alexander et Ariana nous a accordé une longue interview durant laquelle la Belgique s’est toujours inscrite en filigrane. Entretien
Andreï, vous êtes resté durant 21 ans le dernier vainqueur belge de Milan-Sanremo avant que van Aert et Stuyven n’inscrivent leur nom au palmarès coup sur coup en 2020 et 2021. Ces deux décennies sans succès des nôtres relevaient-elles de l’anomalie à vos yeux ?
”Le cyclisme a vécu une période d’hyperspécialisation durant laquelle les coureurs ciblaient leurs objectifs de manière très pointue. Or, Sanremo est le premier grand rendez-vous du printemps des classiques puisqu’il survient deux semaines avant le Tour des Flandres et trois semaines avant Roubaix. Pour un coureur, il n’est pas simple de demeurer au sommet de sa condition durant plus de vingt jours et je crois donc que les spécialistes belges ont longtemps préféré axer leur préparation autour des deux monuments pavés. Je suis heureux de voir que l’on est désormais revenu à une approche plus ouverte de la discipline avec des coureurs qui brillent d’un bout à l’autre de la saison.”
Êtes-vous d’accord avec ceux qui, à l’image de Mathieu van der Poel, considèrent qu’il ne faut pas être le plus fort pour gagner sur la Via Roma ?
”Toute la singularité de Milan-Sanremo tient dans sa dimension imprévisible. On se bat parfois pendant près de 300 kilomètres afin de conserver une bonne position dans le peloton, on sert les dents dans le Poggio et une fois qu’on doit se dresser sur les pédales pour sprinter, on constate qu’on n’a plus rien dans les jambes (rires)… La Primavera a un côté insaisissable, elle se décide parfois en une fraction de seconde. Une autre de ses particularités est qu’elle rassemble un plateau extrêmement varié. Sprinters, puncheurs, grimpeurs, il y a parfois près de la moitié du peloton qui est persuadée de pouvoir exploiter ce parcours légendaire au mieux pour s’imposer (rires).”
Vous avez confié plusieurs fois que votre succès sur le Tour des Flandres en 2000 représentait la plus grande émotion sportive de votre carrière. Quelle place a alors votre succès à Sanremo dans votre cœur ?
”Une place très particulière car elle a très longtemps charrié des sentiments contrastés. Lorsque j’ai enlevé la Primavera en 1999, cela faisait aussi près de vingt ans (NdlR : depuis le succès de De Wolf en 1981) qu’un Belge n’avait plus gagné ce monument. J’étais donc très heureux d’offrir à mon pays d’adoption un succès de prestige un peu plus d’un an après ma naturalisation. Mais au fil des ans, j’ai vu naître une forme de ressentiment chez certains, comme dans le chef de mon ancien équipier Farazijn il y a quelques années, qui ne considéraient pas cette victoire comme celle d’un 'vrai Belge'. Dans le sport, les nationalisations sont souvent dirigées par une forme d’opportunisme dans le sens où les athlètes qui se savent bloqués pour l’accès à certaines compétitions internationales optent alors pour un pays au sein duquel il sera plus aisé de briguer une sélection. Moi, j’ai fait exactement l’inverse puisque j’ai choisi le pays le plus fort du monde en cyclisme… Au-delà de ma joie sincère pour la Belgique d’avoir vu van Aert et Stuyven me succéder, j’étais aussi heureux que ces succès referment cette forme de débat sur ma dimension de 'vrai Belge'…”
"Je ne suis pas né en Belgique mais il y a d'autres attaches qui peuvent vous relier à un pays non?"
Ces jugements vous ont-ils blessés ?
”Oui car je ne comprenais cette forme d’animosité. Je sais que je ne suis pas né en Belgique et que mes parents n’étaient pas belges, mais il y a tout de même d’autres attaches qui vous relient à un pays non ? Si aujourd’hui je vis à Chisinau, c’est uniquement pour des raisons professionnelles. Voir que certains vous font passer pour une sorte de profiteur, c’est forcément quelque chose qui ne fait pas plaisir… Mais pour en revenir à votre précédente question, il est toujours difficile de cataloguer les victoires car c’est un petit peu comme demander à un père lequel de ses enfants il préfère (rires)…”
Il y a près d’un an à cela, l’un de vos échanges téléphoniques avec Johan Museeuw avait fait naître une confusion puisqu’on avait alors compris que vous alliez prendre les armes pour partir combattre dans le conflit russo-ukrainien…
”Oui, ce malentendu a pris une proportion assez folle. Lorsque j’appelle Johan, je lui parle toujours en français et lui me répond en italien. À la fin de cette conversation, pour lui dire au revoir, je lui glisse une petite phrase typique en italien que l’on peut traduire par 'demain, je vais me battre'. Mais c’est une expression figurée qui signifie que l’on va se démener dans son quotidien. Johan l’a pris au sens propre… Après avoir lu sur internet quelques jours après cette conversation que j’allais partir au combat, je me suis d’abord dit que cette histoire allait s’étouffer mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Cela a été relayé par des médias internationaux avant que je ne commence à recevoir des tas de messages. J’ai donc dû prendre le temps de faire une sortie afin de rassurer tout le monde.”
Comment vivez-vous aujourd’hui ce conflit ? Chisinau n’est qu’à cent kilomètres de la frontière ukrainienne…
”De manière assez tranquille. Je ne me sens pas en danger. Pour être franc avec vous, la situation générale en Moldavie m’inquiète bien plus actuellement. La vie politique y est assez agitée et le coût de la vie est en train d’exploser. Le prix de l’électricité a augmenté de 170 %, celui du gaz de 75 %, celui des transports de 64 % et celui de l’alimentation de 50 à 60 %… Quand cela frappe un pays où le niveau de vie n’est pas comparable avec celui de mise en Belgique (NdlR : le salaire moyen en Moldavie est de 385 euros), la vie devient compliquée pour une large partie de la population.”

Ces augmentations ont-elles un impact important sur l’usine de cycles que vous dirigez ?
”Ce n’est évidemment pas une période facile… En 2022, les commandes de vélos ont été en recul de 20 % mais notre activité de peinture de cadres est, elle, heureusement demeurée assez stable. Nous sommes prêts pour un retour à une production soutenue mais je n’ai pas beaucoup d’espoir que la vente de cycles revienne aux chiffres que nous avions atteints en 2019 et 2020. Je tente de positiver dans un contexte dont je ne suis pas maître…”
"Le manque d'humanité dans le cadre de ma candidature au poste de CEO de Lotto-Dstny m'a fait mal."
Cet hiver, on a longtemps pensé que vous teniez la corde pour devenir le nouveau CEO de l’équipe Lotto-Dstny. Peut-on vous demander jusqu’à quel stade sont allées les négociations ?
”Il n’y, en fait, eu aucune discussion avec les réels décideurs de ce dossier. Lorsque j’ai entendu qu’une forme d’appel avait été lancée pour ce poste, je me suis renseigné sur le moyen de manifester mon intérêt. J’ai obtenu le nom de la société de chasseur de têtes qui pilotait cette recherche et après un appel d’un employé de cette compagnie, j’ai fait les choses dans les règles en rédigeant mon CV sur lequel je me suis permis de rappeler que j’avais porté le maillot de l’équipe Lotto, que j’avais ensuite occupé le poste de ministre des sports en Moldavie puis que j’avais créé la structure Katusha qui comprenait trois équipes allant d’un noyau WorldTour à un effectif U21 en passant par une équipe continentale pro. Après une longue période de silence et une petite interview par téléphone avec cette même personne de la société de chasseur de têtes, je pensais que j’allais être appelé en Belgique pour expliquer plus en détail mon projet et ma vision. Lorsqu’on m’a demandé à quel salaire je prétendais, je n’ai même pas voulu répondre car je n’en faisais pas une question d’argent et étais ouvert à la discussion sur ce point. On m’a ensuite rappelé pour m’expliquer que je n’étais pas retenu et m’expliquer que je n’avais pas suffisamment de compétences (rires)… Sans vouloir manquer d’humilité, je crois tout de même pouvoir avancer une certaine expérience. J’ai donc pris le temps d’écrire une lettre au patron de Dstny dans laquelle j’ai expliqué que je pensais que mon pays aurait été heureux de me retrouver, mais je n’ai pas reçu de réponse. Je ne vous cache pas que tout cela m’a fait vraiment mal ! Je me voyais déjà en Belgique, je réfléchissais déjà à la meilleure manière d’améliorer mon néerlandais, à quelle structure mettre en place pour optimaliser les entraînements etc. Je trouve que tout cela a manqué d’une certaine humanité. Mais soit, je souhaite bonne chance à Stéphane Heulot.”
Comment avez-vous vécu la rétrogradation de l’équipe Lotto-Dstny à l’échelon pro team, l’équivalent de la division 2 ?
”J’ai eu mal au cœur car Lotto est toujours demeuré mon équipe et regorge de talents, à l’image d’Arnaud De Lie. J’espère maintenant vraiment qu’ils remonteront en WorldTour dans trois ans.”
Pour conclure, comment va votre santé ? On sait qu’on vous a retiré une tumeur de près d’un kilo au niveau du côlon il y a trois ans…
”Très bien, je vous remercie. Je passerai de nouveaux examens de contrôle dans une quinzaine de jours mais je les aborde avec sérénité. J’ai fêté mes 60 ans en début d’année mais je continue de vivre sainement, je fais toujours du sport. Je me suis remarié il y a trois ans avec Ana et ai deux petits enfants, Alexander (2 ans) et Ariana (7 mois). Il faut donc que je reste un papa en forme ; je dois vivre encore au moins 25 ans pour assurer leur avenir et leur entrée dans la grande vie !”