3 février 2013 : le jour où Nafi Thiam a battu un record du monde… et que celui-ci n’a pas été homologué !
Il y a exactement dix ans, le 3 février 2013, une jeune athlète prometteuse du RFCL réussit, au pentathlon, un véritable exploit. Il ne sera malheureusement pas reconnu par la fédération internationale en raison d’une erreur administrative.
Publié le 03-02-2023 à 08h09
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On ne la fait pas à Roger Lespagnard ! À la veille des championnats de Belgique des épreuves combinées se déroulant à Gand, l’entraîneur liégeois n’a pas eu besoin de sortir sa calculette, en ce début du mois de février 2013, pour savoir que l’état de forme de Nafissatou Thiam, de loin son élève la plus brillante, allait selon toute vraisemblance lui permettre d’approcher, voire de battre, le record du monde juniors du pentathlon (4 535 points). Celui-ci étant détenu depuis le 1er mars 2002 par la Suédoise Caroline Klüft, une icône de la discipline.
”Très peu de personnes s’attendaient à ce que Nafi puisse battre le record du monde, mais j’avais glissé à sa maman que c’était une possibilité, si tout se passait bien. Et tout a été très bien !” se souvient aujourd’hui Roger Lespagnard, sourire en coin.

Au Topsporthal, la jeune athlète de 18 ans enchaîne en effet les bonnes performances sous les encouragements de ses proches : 8.65 sur 60m haies, 1,84m au saut en hauteur, 14m au lancer du poids et 6,30m au saut en longueur. Soit trois records personnels (deux ont été battus et un autre égalé, en hauteur) lors des quatre premières épreuves du jour, seule la première laissant l’entraîneur de Nafi avec quelques regrets.
”Sur 60m haies, j’ai accroché le dernier obstacle et je suis partie en avant. Heureusement j’ai pu éviter la chute, mais cela m’a coûté un temps précieux”, nous racontera l’intéressée. “Elle a sans doute perdu deux ou trois dixièmes et une cinquantaine de points dans l’aventure”, estime, de son côté, Roger Lespagnard.
“Un stress incroyable” avant le 800m
Quoi qu’il en soit, il n’y avait rien de mal fait et le record du monde, auquel Nafi Thiam n’avait pas osé penser jusqu’à la fin du concours de longueur, constituait désormais un objectif pour elle. Pour l’atteindre, il restait à la sociétaire du RFCL à faire un bon 800m, une épreuve qu’elle redoute, dans un chrono inférieur ou égal à 2:22.82.
”Un stress incroyable” s’installe alors mais Nafi, utilisant celui-ci comme énergie positive, démarre en trombe, sans se soucier de ses adversaires. En solo, concentrée sur sa foulée, alors que résonnent les “allez Nafi !”, elle réussit à boucler les quatre tours de piste en 2:21.18, un nouveau gros record personnel.
”J’ai eu un peu peur quand je l’ai vue accélérer très fort au troisième tour”, lance Roger Lespagnard. “Je pense qu’elle avait mal compté, il lui en restait encore un !”
À l’issue des cinq épreuves, Nafi Thiam totalise 4 558 points, soit 23 unités de plus que Carolina Klüft. Le record du monde juniors vient de tomber et la jeune Namuroise, s’allongeant par terre, ne peut cacher son émotion.

Ce 800m sera filmé en intégralité par un autre athlète, Jean-François Vanwelde. Qui en garde un souvenir très fort.
”J’étais moi-même engagé dans ce championnat de Belgique, à l’heptathlon et, en préparant mon 1 500m, je m’étais échauffé un peu avec Nafi, le temps de faire quelques éducatifs, juste avant son 800m. Je lui avais demandé s’il était vrai qu’elle était sur les bases du record du monde et qu’elle pouvait aller le chercher, et elle m’avait répondu oui avec beaucoup de modestie, presque un peu gênée”, se remémore celui qui allait s’emparer de la médaille d’argent des championnats LBFA. “J’ai interrompu mon échauffement pour assister à sa course et immortaliser ce moment avec mon téléphone de l’époque, d’autant qu’il n’y avait aucun journaliste sur place. Après le 800m, j’ai encore fait son interview tout en devant rester attentif au départ de ma propre course, donné de l’autre côté du stade !”
La voix tremblante, Nafi Thiam avoue qu’elle ne se “rend pas encore compte”, souligne que c’est “énorme”, qu’elle ne peut que rêver d’une carrière comme celle de Carolina Klüft et qu’elle ne va pas en dormir.
La première femme dans l’histoire de notre athlétisme
Première athlète féminine belge à détenir un record du monde en athlétisme, elle est alors très loin d’imaginer ce que l’avenir allait lui réserver avec, dix ans plus tard, deux titres olympiques, deux titres de championne du monde, deux titres de championne d’Europe en plein air, ainsi que deux titres de championne d’Europe en salle, notamment.

Elle est loin d’imaginer, aussi, qu’à l’euphorie allait succéder une terrible désillusion. Car pour homologuer sa performance et la faire reconnaître comme record du monde par la fédération internationale, encore appelée IAAF à l’époque, il faut respecter une procédure (certaines personnes présentes sur place le savent, mais la plupart l’ignorent) et accomplir quelques formalités : décisions des juges avec signatures, pour chacune des épreuves, copies des photos-finish, etc. Surtout, il faut impérativement procéder à un contrôle antidopage le jour même.
Aucun médecin agréé n’est présent
Or, à l’issue de la cinquième épreuve, les responsables de l’athlétisme francophone, la maman de Nafi (engagée dans la même compétition, dans sa catégorie d’âge) et Roger Lespagnard s’aperçoivent avec stupeur qu’aucun médecin agréé par la Communauté flamande, conformément au décret en vigueur en matière de lutte antidopage, n’est présent pour procéder à ce contrôle.

Alerté, le directeur du meeting n’a réussi à joindre aucun responsable. Il lui manque des numéros de contact. Et sans demande préalable, la venue d’un médecin contrôleur francophone à Gand, en ce dimanche soir, ne serait d’aucune utilité. N’aurait-on pas pu anticiper ce qui pouvait l’être ? Les principaux protagonistes attendront en tout cas en vain que la situation se débloque.
”Normalement, dans un championnat de Belgique, tout doit être bien réglementé. Il y a toujours un médecin, mais là personne !” souligne Roger Lespagnard. “Nous avons attendu sur place jusqu’à 22h30-23h00 qu'un contrôleur puisse venir. Puis nous sommes rentrés…”

Le lundi matin, un contrôleur antidopage envoyé par la Communauté française se présente au lieu de domicile de Nafi Thiam, à Rhisnes. L’athlète s’y soumet au test, qui rendra un résultat négatif. Malgré la fatigue, elle donnera encore, dans la journée, différentes interviews pendant lesquelles elle revient sur son exploit. Alors que son visage s’affiche sur la page d’accueil des sites internet de l’IAAF et d’European Athletics, elle tente de lire et de répondre à tous les messages de félicitations qui lui sont adressés. “À force de patience et de travail, la fusée Thiam semble désormais sur orbite”, écrivons-nous dans La Dernière Heure du 5 février 2013.
Six semaines plus tard, le 19 mars 2013, c’est également notre quotidien qui révèle que l’IAAF se refuse à homologuer le record du monde de la jeune championne wallonne au motif que le contrôle antidopage a été réalisé trop tardivement. La fédération belge d’athlétisme a bien tenté de convaincre de sa bonne foi, mais l’instance internationale est restée inflexible.
Soyons clairs : Nafi est clean, c'est un aspect technique qui la prive de ce record.
”Ils nous ont expliqué qu’un pareil cas s’était déjà produit l’an passé aux États-Unis et en Norvège et qu’ils ne pouvaient pas changer leur ligne de conduite”, indique Dominique Gavage, la vice-présidente de la LBFA, au cours de la conférence de presse organisée dans les locaux de la ligue au stade Roi Baudouin. “Soyons clairs : Nafi est clean, c’est un aspect technique qui la prive de ce record.”

Présente à ses côtés, Nafi Thiam a le visage fermé. Sa consternation, largement partagée, est perceptible. Au début du mois, elle venait pourtant de prendre la 6e place du pentathlon lors des championnats d’Europe en salle de Göteborg, son premier grand rendez-vous chez les seniors, lors duquel elle a pu rencontrer… Caroline Klüft. Mais deux bonnes semaines plus tard, elle n’a plus envie de rire. La jeune athlète a appris de la bouche de Roger Lespagnard, quatre jours plus tôt, que son record du monde n’était pas homologué par l’IAAF.

”Cette performance, je l’ai établie et ce record, je le mérite !” témoigne-t-elle dans nos colonnes, disant en avoir pleuré de déception. “Me l’enlever en raison d’une erreur administrative, c’est vraiment très dur et assez démotivant. […] Il faudra tirer tout cela au clair. Ne fût-ce que pour qu’une telle injustice ne se reproduise plus.”
Sur Facebook, Nafi Thiam écrit qu’elle comprend l’IAAF, qui n’avait pas d’autre choix, tout en reconnaissant avoir pris “un énorme coup de poing dans la gueule…”

Les réactions outrées ont fusé, elles aussi. La Communauté flamande s’est rapidement dédouanée, affirmant que cette compétition n’était pas inscrite à son calendrier et que personne n’avait sollicité ses services. Le ministre francophone des Sports André Antoine a calmé le jeu et rappelé que, selon la réglementation sportive, la coupole nationale de la discipline concernée se doit de prévoir la présence de médecins. La création d’une instance de coordination intercommunautaire est souhaitée.
Jusqu’au Tribunal arbitral du sport
En avril 2013, la LRBA introduira encore un appel, via l’avocat Johan Vanden Eynde, auprès du Conseil de l’IAAF. Les membres de cette instance transmettront le dossier, en août, au Comité consultatif antidopage afin que celui-ci se penche sur la décision initiale de non-homologation du record. Les plaidoiries menées fin octobre n’auront pas permis un retournement de situation : à la mi-novembre, le Conseil de l’IAAF prend la décision “sur recommandation du Comité consultatif antidopage” de ne pas ratifier la performance de Nafi Thiam. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. En début d’année 2014, le Tribunal arbitral du sport sera saisi, mais il se déclarera incompétent pour traiter de ce dossier.
Quant à Nafi, cela fait longtemps qu’elle a tourné la page, bien aidée par le titre de championne d’Europe juniors de l’heptathlon remporté à Rieti à l’été 2013. Le début d’une longue route parsemée de succès.
Nafi a râlé un peu, elle était fâchée et un peu choquée. Au final, cela l'a peut-être motivée !
”Est-ce que cette histoire l’a minée ? Quand, à 18 ans, tu bats un record du monde et que celui-ci n’est pas reconnu pour des raisons extra-sportives, c’est très embêtant évidemment”, souligne Roger Lespagnard. “Surtout quand tu le mérites. C’était une sacrée performance. Nafi a râlé un peu, elle était fâchée et un peu choquée. C’était une drôle d’histoire mais, au final, cela l’a peut-être motivée. Une athlète fâchée, c’est une athlète qui a du caractère ! Elle a vite rebondi, dans les mois qui ont suivi. Quelles leçons en a-t-on tirées ? J’imagine qu’il y a plus de coordination entre les communautés aujourd’hui. À présent, tout le monde sait bien ce qu’il en est de la procédure permettant d’homologuer un record du monde. Ce qui, convenons-en, n’était pas monnaie courante pour l’athlétisme belge !”
Et ne l'est toujours pas...
