Le défi des marques running: innover sans perdre la raison
Rien ne semble arrêter le flux de nouveaux équipements sportifs, toujours plus performants. Entre les attentes des consommateurs et la volonté de toujours proposer mieux pour mieux vendre, on a tenté de comprendre ce qui se cachait derrière l’innovation d’un marché running toujours en pleine croissance.
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Publié le 24-03-2022 à 06h00 - Mis à jour le 28-03-2022 à 15h06
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À la course à pied colle cette étiquette de sport simple et accessible par définition. Une paire de chaussures, un short et un t-shirt et vous voilà armé pour relever tous les défis. Une réalité qui reste vraie et possible même si, dans les faits, les coureurs n’ont jamais été aussi équipés qu’aujourd’hui et à l’affût des nouveautés pour révolutionner leur(s) expérience(s).
Car le running n’échappe pas à la règle. Les développements technologiques ont ouvert le champ des possibles en matière d’équipement. Si une godasse vous permet toujours de mettre un pied devant l’autre, les nouvelles mousses offrent, par exemple, de nombreuses possibilités pour un poids à rendre jaloux les chaussures d’il y a quelques années à peine. Les montres, quant à elles, ne se contentent plus de vous donner vos temps de passage ou votre vitesse. Elles sont désormais capables de vous guider sur n’importe quel terrain, d’anticiper les difficultés à venir ou encore d’estimer votre prochain chrono en fonction de votre hygiène de vie des dernières semaines. le tout sans presque plus devoir passer par la case recharge. Certains y sont accros, d’autres crient au fou. Mais l’innovation est là. Et les marques se doivent de répondre présentes face à ces possibilités réclamées par une bonne partie des pratiquants.
Avec deux des grands acteurs de ces marchés que sont Garmin et Salomon, nous avons voulu savoir ce qui se cachait derrière cette course effrénée à l’innovation.
Inscrit dans l’ADN d’une marque
Innover ne se résume pas à faire du neuf, à un rythme toujours plus rapide. Innover, c'est d'abord proposer des nouvelles solutions qui font sens pour les coureurs. L'innovation fait d'ailleurs partie de l'ADN des marques, au risque de disparaître face à la concurrence. Et elle n'est pas près de s'arrêter si on en croit Christophe Aubonnet, directeur de l'innovation chez Hoka One One : "L'automobile a énormément évolué en trente ans, pas les chaussures de course à pied ! Quand je regarde les voitures de l'époque, je ne les reconnais tout simplement plus. Mais en ce qui concerne les chaussures de running, on ne peut pas en dire autant. Il y a encore beaucoup à faire à mon sens. On est à peine à 10 % de rupture…"
Créer la rupture ou avancer par petits pas
Rupture, le terme est utilisé. Il désigne une nouveauté qui, aux yeux des consommateurs, fait la différence par rapport à une expérience précédente. Une innovation qui ne peut que s’étendre à l’ensemble du marché. Nicolas Coppens, pour Garmin, est lui aussi persuadé qu’on est loin d’être arrivé au bout en matière d’innovation, même s’il préfère parler de son côté de petits pas plutôt que de rupture.
"Que ce soit pour l'expérience athlétique pure ou pour l'analyse de santé, qui sont nos deux grands axes, nous sommes persuadés qu'il y a encore un potentiel d'innovation en matière de montre running. On pense toujours qu'on arrive à un plafond et, finalement, des petites choses évoluent et permettent de faire une nouvelle différence par rapport à ce qui est établi", indique pour le leader mondial du marché des montres sportives connectées celui que nous avons rencontré à Bruxelles. "Dans notre cas, l'objectif est de pouvoir prendre en compte à la fois les habitudes de vie quotidienne et les habitudes sportives pour fournir, par exemple, une programmation correctement calibrée d'entraînement. C'est clairement dans cette direction-là qu'on va, même si nous n'y sommes pas encore. On commence, par exemple, à prendre en compte la qualité du sommeil ou le cycle menstruel féminin dans nos analyses. Mais il reste du chemin à faire, notamment en termes d'alimentation. Ici, l'objectif n'est pas d'inventer de nouvelles données mais de tenter de les mesurer et de les exploiter au mieux pour l'entraînement du sportif grand public."

Répondre à un besoin du coureur
Mais innover, c’est donc, on l’a dit, surtout d’abord répondre à une demande. Ou en tout cas la susciter auprès du public si elle n’existe pas encore. Ce n’est que dans ces cas-là qu’il peut y avoir une possible rupture avec ce qui se faisait jusqu’alors. C’est la difficile équation à laquelle les marques tentent de répondre. Il ne s’agit donc pas de se tromper, sous peine de se planter.
"L'innovation est à la fois un mélange d'analyse des tendances du marché et de la projection. Il faut tout le temps pouvoir s'adapter, même en cours de projet", explique Thibaut Poupard, chef des produits road running pour Salomon et spécialiste de l'innovation. "Toute la difficulté réside dans cette analyse continue des besoins du consommateur. Car le but ne doit pas être de changer pour changer. Il faut toujours avoir le pratiquant en tête. Et si demain on a une meilleure solution à proposer, il faut le faire, si ça correspond à un besoin du coureur."
C'est qu'on se fait souvent une mauvaise image de l'innovation. Innover, ce n'est pas que des ingénieurs dans un laboratoire en quête d'une idée de génie et déconnectés de la réalité du terrain. Si on regarde plusieurs décennies en arrière, il est facile de relever ces ruptures qui font aujourd'hui nos équipements sportifs. L'utilisation des mousses EVA dans les chaussures de course à pied en est une, comme l'arrivée du GPS sur les montres sportives. Mais dans les faits, ces ruptures ne sont pas si simples à déceler lorsqu'elles se manifestent et sont plutôt le résultat de l'accumulation des petits pas décrits par Nicolas Coppens. "Beaucoup imaginent l'innovation comme une idée géniale qui émerge d'un esprit", s'amuse de son côté Thibaut Poupard, qui a longtemps travaillé chez Hoka. "Pourtant, l'innovation, c'est plutôt la combinaison d'idées qui, parfois, existent déjà. Il est donc toujours difficile de cibler le point de rupture. À certains moments, une petite évolution dans un matériau, comme ce fut le cas avec le carbone, peut débloquer plein de possibilités dans la combinaison des facteurs. La rupture, au final, est plutôt une perception du public."

"Si on sort une innovation qui est reprise par tout le monde, en dehors du microcosme des montres sportives, ça deviendra une technologie inévitable", ajoute encore à propos de la notion de rupture Nicolas Coppens, pour un Garmin qui tend doucement vers des montres qui ne devront plus passer par la casse recharge "Si Apple ou Samsung viennent à sortir une montre avec la technologie de recharge solaire, tout le monde la voudra alors que cela existe déjà mais que ça reste actuellement au sein de la niche sportive."
Innover pour mieux grandir
Les idées bouillonnent donc. Et à regarder le marché, on a l'impression que celui-ci n'a jamais été aussi créatif qu'aujourd'hui. Il ne se passe pas une semaine sans qu'une marque annonce une nouvelle déclinaison d'une paire de chaussures ou qu'une nouvelle montre voit le jour. "L'innovation induit le changement. Parfois très rapidement, je le reconnais", avoue Nicolas Coppens. "Ces deux dernières années, par la force des choses, le rythme de l'innovation a été impacté. Et on s'est rendu compte que, finalement, ce n'était pas plus mal. Sortir une nouvelle Fenix tous les 18 mois, ce n'est pas nécessaire. Au fur et à mesure, on accélérait une machine qui, au final, jouait contre nous. Désormais, quand on lance un appareil, on le lance bien mais plus calmement. Il y a une volonté de réduire la cadence, sans que des dates soient prédéterminées. Mais il ne faut pas être naïf. Car à l'inverse, il y a une grosse demande du marché d'aller vite. Sortir une nouvelle montre comme la Fenix 7 induit un gros pic des ventes, qu'on ne retrouve pas l'année suivante si on ne sort pas une nouvelle montre. Pour garder notre croissance, il faut donc aussi conserver un minimum d'innovation."
Le virage vert de l'innovation
L’innovation a pris un nouveau virage ces dernières années, celui de la transition écologique. Entre greenwashing et réelle volonté de limiter son impact environnemental, les marques multiplient les actions pour faire rimer innovation avec écologie. Le défi est de taille puisqu’il s’agit de réduire son empreinte carbone tout en maintenant, au minimum, ses performances.
"Un coureur qui cherche la performance n'acceptera pas de voir son niveau diminuer, peu importe que la chaussure ait un moindre impact environnemental", analyse Thibaut Poupard. "Toute la difficulté est là et c'est un énorme challenge pour l'industrie."

Aujourd'hui, ce n'est pas encore le cas, même si, chez Salomon, par exemple, un premier modèle 100 % recyclable, l'Index 01, a vu le jour en 2021. Bien que commercialisé, on reste néanmoins plutôt dans le prototype que dans l'usage de masse. "Comme toutes les industries, on est loin d'être parfait mais la diminution de notre empreinte écologique fait évidemment partie de notre vision de l'innovation. Si on parvient à obtenir un même niveau de performance pour une chaussure avec un impact environnemental plus faible, c'est au final une création de valeur pour un consommateur qui va s'y retrouver dans ce qu'il souhaite. Mais, il faut être réaliste, nous n'y sommes pas encore. Et c'est normal. On a 50 ans d'innovation et d'évolution d'un côté et, de l'autre, on a seulement quelques années de technologie et de travail."