Ruptures de stock, prix hallucinants... Le vinyle, victime de son succès
Alors qu’elle n’a jamais été aussi demandée depuis des décennies, la galette de plastique noir vient à manquer.
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- Publié le 18-12-2021 à 19h13
- Mis à jour le 18-12-2021 à 19h14
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Ceux qui en rigolaient il y a 6 ou 7 ans font aujourd’hui profil bas. Oui, tel le Phénix, le vinyle a fini par renaître de ses cendres. Relégué au rang d’antiquité de musée face au CD conquérant à la charnière entre les années 80 et 90, il est aujourd’hui plus tendance que jamais.
Confirmation avec Isabelle Morimont, disquaire à Namur depuis plus de 30 ans. À la tête de Lido Musique, elle fait partie des derniers Mohicans. Ils ne sont en effet plus très nombreux dans le pays à toujours vendre des disques comme elle le fait. "Il y a encore un magasin qui ferme. À Arlon cette fois", confie-t-elle. "Bientôt, on pourra nous compter sur les doigts d'une main." "Depuis un an ou deux", dit-elle, "le vinyle, c'est l'objet tendance du moment. Il reste LE cadeau pour les fêtes. Beaucoup de platines seront aussi vendues pendant cette période." Et pas que pour la musique, s'amuse-t-elle. "Ils sont nombreux à acheter les vinyles pour la pochette. Ils les accrochent au mur. C'est comique…"
En cette fin d'année, Isabelle Morimont devrait avoir le sourire. Les vinyles sont très demandés. Cerise sur le gâteau, il a plu des nouveautés comme jamais ces derniers mois. Et non des moindres. Pour peu, on croirait que les cadors de la musique se sont donné rendez-vous pour dégainer leurs albums au même moment. Oui mais voilà, au lieu du sourire, c'est plutôt la fête à la grimace qui est de mise. En cause : les ruptures de stock. Exemple le plus marquant de cette fin d'année : The Lockdown Sessions, le 32e et dernier album en date d'Elton John. Il est tout simplement introuvable en format vinyle, que ce soit en boutique ou sur les plateformes comme la Fnac ou Amazon. Même Universal Belgique, la maison de disques d'Elton John, est à sec. Elle ne peut pas mettre la main sur un exemplaire dans l'immédiat.
Le dernier Elton John, Isabelle Morimont n'en a même jamais vu la couleur. "On ne l'a jamais eu. Il ressortira au mois de janvier, le 7." Confirmation auprès de la maison de disques Universal, il faudra attendre le début de l'année prochaine. Un vent favorable nous glisse que peu de monde a vu venir le succès de ces Lockdown Sessions avec pour conséquence des précommandes largement insuffisantes pour couvrir la demande. Il est vrai qu'il est porté par un single qui balaye tout sur son passage, "Cold Heart", en duo avec Dua Lipa. Et le petit nouveau, avec Ed Sheeran cette fois, "Merry Christmas", risque de ne pas arranger les choses.
Mais il y a pire. Les ruptures de stock, en vinyles toujours, ne concernent pas que cette nouveauté. La disquaire namuroise déplore aussi l'indisponibilité des deux Greatests Hits de Queen. "Ce sont des albums que l'on vend tout le temps, en particulier lors des fêtes. Jusqu'à 40 ou 50 exemplaires. Cela fait un mois qu'ils sont en rupture de stock en vinyle, on ne peut plus en avoir. Ça se débloquera mais quand ? Peut-être en janvier ou en février. Mais c'est maintenant que je dois les avoir pour les clients qui les veulent pour les fêtes." Seule consolation, ils sont de stock… mais en CD.
C’est la faute d’Adele
Cela fait quelques années que vendre des disques s'apparente à un défi. "Mais le vinyle qui reprend, c'est ce qui nous sauve… un peu", nous confie Isabelle Morimont. "Ça s'équilibre avec le CD qui diminue." Sauf s'il y a rupture de stock. Là, "c'est la catastrophe et ça commence à se faire sentir", nous glisse-t-elle.
Ces ruptures de stock, c’est tout le paradoxe de l’industrie musicale aujourd’hui. Après avoir vu s’effondrer ses ventes au début des années 2000 sous les coups de boutoir du tandem MP3-ADSL, duo infernal synonyme de piratage à grande échelle pour le monde de la musique, voici cette même industrie incapable de suivre la demande quand le public veut racheter de la musique non dématérialisée. C’est un comble, le vinyle est victime de son succès.
Coupable aux yeux de beaucoup : Adele. S’il y a ruptures de stock et reports de sorties, ce serait de sa faute. Parce qu’elle aurait littéralement monopolisé la plupart des outils de production de vinyle.
Selon Variety, elle aurait fait presser plus de 500 000 exemplaires de son nouvel album, 30. C'est colossal ! À peine pensable en 2021. Même Ed Sheeran s'en est plaint. C'était fin octobre, au micro d'une radio australienne." Adele avait pratiquement réservé toutes les usines de vinyles, nous devions donc obtenir un créneau pour notre album. […] Coldplay, Adele, Taylor (Swift), Abba, Elton John, nous essayions tous de faire imprimer nos vinyles en même temps", a-t-il expliqué. Résultat des courses, pour pouvoir faire presser Equals, son nouvel album, le natif de Halifax a dû le finir avec deux mois d'avance, sans quoi il lui était impossible d'obtenir les supports physiques pour la date de sortie prévue, le 29 octobre dernier.
Plus de presse à vinyle produites depuis 50 ans
Des entreprises capables de presser des vinyles, il n'y en a pas des masses. "Trois dans le monde", disait Ed Sheeran. C'est exagéré. Mais il y en a bien moins qu'on ne le pense. En Amérique du Nord, on en compte six au Canada et une trentaine aux États-Unis, assurément le plus gros producteur. En Europe, elles ne sont pas non plus légion. Quelques unités importantes se trouvent au Royaume-Uni, en France et en Allemagne. Mais la plus grosse de toutes se situe en République Tchèque. Après avoir été à l'arrêt des années durant, GZ Média tourne aujourd'hui à plein régime, peut-on lire dans un article de ON-mag.fr. 7/7, 24h/24. Elle assure à elle seule 80 pourcent de la production européenne.

Et l’Asie ? La situation est presque paradoxale tant le continent est connu pour faire preuve d’une capacité d’adaptation sans pareille quand une opportunité se présente. On n’en compte que 7 dont 2 en Chine.
Le site Totalsonic.net inventorie les installations de production des vinyles. Au 3 avril dernier, date du dernier recensement, il y en avait 100 dans le monde, dont beaucoup de petites unités à l'instar de Sicomat à Herk-de-Stad et Dunk ! Pressing à Zottegem, toutes deux en Belgique.
Pierre Van Braeckel est dans le métier de la musique depuis près de 35 ans. D'abord comme booker (il représente sur un territoire donné un catalogue d'artistes ou des projets artistiques) puis comme cofondateur des labels 62 TV et 30 Février. Dans ses écuries, on retrouve du beau monde : Saule, Antoine Wielemans des Girls in Hawaii, les Girls in Hawaii. Mais aussi Antoine Armedan ou la Française Françoiz Breut pour ne citer qu'eux. Les problèmes de pressage de vinyle, il connaît. "Avant, pour presser un disque, cela prenait quelques jours ou semaines. C'était le délai entre le moment où l'enregistrement était terminé et masterisé et celui où le disque sortait de l'usine dans sa pochette. Aujourd'hui, il faut compter 8 mois pour un vinyle", déplore-t-il.
Si on en est là, commente Pierre Van Braeckel, c'est parce qu'on ne fabrique plus de machines pour presser les vinyles. "Les outils de production, suffisants à une époque, ne le sont plus en raison de la demande qui est croissante. Aujourd'hui, les gens recherchent plus ce support-là que le CD. Ou alors, ils optent pour le streaming. Comme on ne fabrique plus de machines, il y a une pénurie et cela provoque un embouteillage dans la fabrication des disques."
Il a raison. En Europe, pratiquement plus aucune machine pour presser les vinyles n’a été fabriquée depuis… les années 70, note ON-mag.fr. C’est inimaginable.
Des sorties planifiées comme celles d'Hollywood
Ce délai considérablement plus long pour presser les galettes de plastique pénalise beaucoup les petits labels comme 62TV et 30 Février. "Je n'ai pas de preuve", dit-il, "mais fort logiquement, sur le plan industriel, il n'est pas exclu que les usines de pressage font passer les grosses commandes du genre 15 000 exemplaires avant nos petites commandes qui sont de 2000 pièces."
Plus fondamentalement, c'est tout l'esprit de ces structures indépendantes des majors qui est mis à mal. "Ce délai de 8 mois est très embêtant pour nous. Parce que notre force, en tant qu'indépendant, c'était notre réactivité par rapport aux grands. On pouvait aller vite. Désormais, si je fais le parallèle avec le cinéma, on est obligé de planifier les choses comme les sorties hollywoodiennes. Or, les coûts de studio, d'enregistrement et la rémunération des musiciens sont dus quand le disque est fini. Ensuite, il y a 8 mois de délai avant de récupérer cela. C'est une pénalité dont on ne parle pas beaucoup." Il faut donc une bonne trésorerie pour encaisser le choc. Sans compter le coup au moral pour l'artiste lui-même." On doit dire à un artiste qui sort de studio que c'est très bien mais qu'il peut retourner à ses chères études parce que son disque ne sortira que dans 8 mois. Or, le gars qui a préparé son album et l'a enregistré, il est chaud. Ce dont il a envie, c'est de le jouer sur scène tout de suite."
Et si, comme c'est le cas depuis la rentrée de septembre, les grosses sorties mondiales se bousculent au portillon (Coldplay, Ed Sheeran, Elton John, Taylor Swift, la réédition de Let It Be des Beatles et même le second album d'Angèle…), les disponibilités pour presser des vinyles se réduisent comme peau de chagrin. L'horizon n'est pas plus dégagé l'an prochain. Selon certains, les carnets de commandes des principales unités de pressage de vinyles affichent déjà complet pour 2022.
La guerre des prix
Ce qui est rare est cher. Inutile de faire un cours d'économie, c'est la loi de l'offre et de la demande. Qui dit capacités de production limitées et grosses demandes de pressages de vinyles, dit des prix à la hausse. Un petit tour chez votre disquaire préféré (oui, il en reste !)et le constat est vite fait : les prix de ce bon vieux 33 Tours remis au goût du jour explosent. Idem sur les plateformes de vente en ligne. Comptez 41,99 € pour 30, le double vinyle d'Adele qui vient de sortir. 37,99 € si vous êtes adhérent Fnac. Prix constatés en magasin. Et 37,79 € sur le site de vente en ligne de l'enseigne. Le live de Bruce Springsteen The Legendary 1979 No Nukes Concerts, double vinyle également, est à 43,99 € en prix plein. Avec la réduction adhérent de la Fnac, il revient à 39,99 € en rayon. Et à 40 cents de moins en ligne. Quand il n'est pas en rupture de stock comme sur certains sites bien connus, le vinyle du dernier album de Billie Eilish s'affiche à 38,07 € sur Amazon.fr. Et que dire de la version réenregistrée de Red, de Taylor Swift, proposée en vinyle ou du Trobador Tour, le live de Francis Cabrel tout juste sorti ? Ils sont disponibles à respectivement 62,99 € et 67,99 €. Avec une précision importante : l'un comme l'autre sont des quadruples albums.
Et puis, il y a le pompon. Dans la foulée de "Santé", le nouveau single de Stromae, ont été réédités en 45 Tours 5 de ces précédents singles : "Formidable", "Alors on danse", "Papaoutai","Ta fête" et "Tous les mêmes". Sur la plateforme vinylecollector.store, chaque exemplaire coûte 14,99 €. Sur le site de la Fnac, hors réduction adhérent, ils sont à… 32,99 €. Et sur Amazon.fr, un partenaire de la plateforme en propose à 69 € ! D'accord, il s'agit d'éditions limitées, mais ça fait tout de même cher les deux titres. À ce prix, ce ne sont même plus des objets de luxe mais des pièces de collection à garder précieusement dans un coffre-fort à la banque.
Universal, Sony et Warner parlent d'une seule voix
Pour comprendre pourquoi les prix, du moins certains d’entre eux, se sont envolés, il faut remonter à l’été dernier. Juste avant le 1er juillet, d’une seule voix, les trois majors du secteur, à savoir Universal, Sony et Warner, ont annoncé d’importantes hausses des tarifs sur quelque 1500 références de leurs catalogues. Étaient concernées des nouveautés mais aussi du back catalogue, autrement dit des albums déjà amortis depuis longtemps. Et les hausses annoncées étaient loin d’être anodines. Elles doublaient parfois le prix du disque. Voire plus.
Sur Facebook, Dominique A n'a pas caché sa colère. L'artiste français était mis devant le fait accompli, ses disques faisaient partie des références visées par les augmentations de tarifs. Le 9 juillet, il publiait le message suivant : "Sans avoir été ni consulté ni même informé préalablement, j'ai appris par voie de presse que la société Warner Music France, qui diffuse mes six premiers albums, va opérer sur le prix du vinyle d'importantes majorations à compter du 12 juillet. Je tiens à signifier que je m'oppose totalement à cette démarche, qui ne peut que contribuer à faire du disque un objet destiné aux privilégiés, et détourner des bacs celles et ceux qui contribuent à faire exister les enregistrements autrement que sous forme de fichiers."
"Il est pigeon"
Argument avancé pour justifier cet enchérissement du vinyle : les prix des polymères, la matière première qui sert à fabriquer les galettes de plastique, ont eux aussi explosé. C’est vrai et c’est un dommage collatéral de la crise sanitaire qui secoue la planète depuis bientôt deux ans. Cependant, cela ne justifie pas de voir doubler le prix d’achat d’un disque. Si répercussion il y a, elle devrait être de l’ordre de 15 à 20 pourcent sur le coût en sortie d’usine, nous dit-on.
Pierre Van Braekel, cofondateur des labels indépendants 62TV et 30 Février, chiffre les choses plus précisément. "Pour presser un vinyle, cela tourne autour des 3 euros par exemplaire. C'étaient les chiffres d'il y a 6 mois à un an. Ça a doublé, voire plus, dernièrement et cela a une répercussion sur le prix final. Car chacun prend sa marge. Mais je pense qu'il y a aussi de l'exagération. Pour moi, le client qui achète un album de Taylor Swift à 60 euros, il est pigeon."
Lorsqu'elle a appris les intentions des trois majors du disque, Isabelle Morimont s'est inquiétée pour son commerce de disques à Namur." On se disait que les majors étaient entrain de couper la branche sur laquelle nous sommes assis alors que grâce au vinyle les choses redémarraient très bien." Du jour au lendemain, les albums, en vinyle toujours, de Gorillaz, Muse ou Led Zep avaient doublé de prix. "J'ai rentré le best of Legacy de David Bowie cette semaine. Avant, je le vendais à 26 €, désormais, il est à plus de 40 €." Elle soupire.

Elle s'étonne aussi de ce que tous les disques ne sont pas concernés par l'envolée des prix. "Les albums d'Indochine et de Depeche Mode sont toujours aux mêmes tarifs qu'avant. Pourtant, ces artistes sont aussi signés que des majors." En revanche, des titres amortis depuis des lustres comme IV de Led Zep, les Bowie et Un autre monde de Telephone, ont, eux, grimpé en flèche.
"En mars dernier, quand nous avons été prévenus de l'augmentation à venir", dit-elle, "on a essayé de faire un maximum de stock pour pouvoir proposer les disques à de bons prix aux clients. Mais on ne peut pas tout stocker non plus. Ce qui est en rayon à l'ancien prix le reste. Mais quand je dois recommander des exemplaires, c'est avec le nouveau tarif, malheureusement. Parce que je l'achète plus cher."
480 francs à l’époque
Comme si un malheur ne suffisait pas, afin de ne pas proposer des prix prohibitifs, Isabelle Morimont rogne sur sa marge pour continuer à vendre ses disques. "Avant, c'était exceptionnel de vendre un vinyle à 40 euros. Ceux de Rammstein étaient chers mais c'étaient quasiment les seuls. Ou alors, il fallait que ce soit un triple album." À l'heure des fêtes de fin d'année, elle le sait, le portefeuille des clients n'est pas extensible à souhait. Au lieu de prendre trois vinyles, ils n'en prendront peut-être que deux, dit-elle. Pour l'instant, son chiffre d'affaires n'est pas impacté. Mais qu'en sera-t-il l'an prochain ?
En attendant, elle qui a débuté chez Square Disque dans la seconde moitié des années 80, donc avant l'avènement du CD, se souvient avec une certaine nostalgie des prix d'antan. "Un vinyle, ça tournait autour des 480 francs belges. Idem pour une cassette audio. Ça ne dépassait pas les 500. Quand on voit ce que ça coûte maintenant…" Mais elle le reconnaît aussi, question qualité, ce n'était pas la même chose à l'époque. Aujourd'hui, les vinyles sont pressés en 180 grammes. Il y a plus de matière, c'est mieux.

Autre bonne nouvelle : malgré cette situation, les clients répondent toujours présents. Non seulement ils sont fidèles mais aussi plus nombreux chaque jour. Isabelle Morimont espère pouvoir aller jusqu’au bout de son aventure de disquaire. La pension, c’est pour dans 8 ans.